Au 70e Festival de Cannes en 2017, un nombre non négligeable de films mettaient en scène des enfants violés, prostitués, sacrifiés ou assassinés, reflétant l’égocentrisme et la violence avec lesquels nous sommes en train de saccager l’avenir des générations futures.1 Un an après, la relation aux enfants reste au centre de beaucoup de productions présentées au 71e Festival. Le pessimisme radical à l’œuvre l’année dernière dans la représentation de familles gravement dysfonctionnelles («Happy End», «Faute d’amour», «You Were Never Really Here», «The Killing of a Sacred Deer ») a cependant fait place à un portrait (un peu) plus conciliant. La famille dans sa version Cannes 2018 n’est certes pas toujours garante d’amour et de sérénité mais elle offre au moins un port d’attache, une branche à laquelle se raccrocher et donc un espoir, si ténu soit-il.

Le film japonais qui a reçu cette année la Palme d’Or questionne justement la notion même de famille. Qu’est-ce qu’une famille, qu’est-ce qui «fait» famille ? La famille et ses métamorphoses dans la société japonaise en évolution rapide ont toujours été le sujet de prédilection du réalisateur Hirokazu Kore-eda (son film le plus connu est Tel père tel fils»). Dans «Shoplifters» (le titre original se traduisant plutôt par «The Shoplifting Family»), il nous présente des personnages que nous identifions spontanément comme une famille, pauvre mais unie et chaleureuse. Dans le joyeux capharnaüm qu’est leur minuscule maisonnette, ils accueillent une petite fille triste « trouvée » sur le balcon d’un appartement où visiblement personne ne s’occupe d’elle. Voire pire puisque la grand-mère découvre des bleus suspects sur le corps de la petite Yuri. Hormis ce «kidnapping» justifié par la bonne cause, Kore-eda révèle par petites touches d’autres anomalies : le père apprend à son fils à voler à l’étalage, la rente de la grand-mère ne vient pas de l’Etat, la jeune tante exerce un métier inattendu et personne ne va à l’école.

Mais rien ne prépare le spectateur au revirement qui arrive peu avant la fin. Il n’a rien de spectaculaire mais il chamboule d’un coup notre perception des personnages et de la situation, nous forçant brutalement à reconsidérer l’ensemble qui paraissait jusque-là un peu anecdotique, tout en nous plaçant soudain en-dehors du cercle familial, exhortés à décider de ce qui est «bien» ou «mal».

A partir de là, Kore-eda complexifie encore la mise. Il y a la loi et la morale d’une part, et de l’autre la confrontation des personnages à leurs propres erreurs et lâchetés. Entre ces deux pôles : une société matérialiste et ultralibérale qui ne saurait tout excuser mais explique certains dérapages.

Eloge du père de famille

« Shoplifters » commence et se termine par une séquence entre le père et le fils. A Cannes, on a vu deux sortes de pères de famille. Il y a les pères modèles comme le sont le romancier homosexuel de «Plaire, aimer et courir vite» (Christophe Honoré), le mafioso de «Dogman» (Matteo Garrone), le père adultère de «One Day» (Zsófia Szilágyi. Semaine de la Critique), le père abandonné par sa femme de «Nos batailles» (Guillaume Senez, Semaine de la Critique) et le père célibataire qui tente de protéger du mieux qu’il peut son fils devenant une fille dans «Girl» (Lukas Dhont, Un Certain Regard).

Et puis il y a ceux qui, comme celui de «Shoplifters», font du mieux qu’ils peuvent, qu’ils aient du mal à exprimer leur amour («Le poirier sauvage» de Nuri Bilge Ceylan), tentent de sauver leurs enfants des excès du monde moderne («Leave No Trace» de Debra Granik, Quinzaine des Réalisateurs) ou nient une réalité monstrueuse («Gräns» de Ali Abbassi, «Les chatouilles» d’Andréa Bescond et Eric Métayer, tous deux Un Certain Regard).

La mère ne bénéficie pas toujours de la même indulgence. Souvent, elle est absente ou décédée, voire on n’en parle simplement pas. Dans «Le poirier sauvage», elle ne lit même pas le livre qu’a écrit son fils tandis que dans «Les chatouilles» elle tente de se décharger sur sa fille des erreurs qu’elle a commises à son égard.

Ce dernier film, peut-être parce qu’il s’agit d’un récit autobiographique, peint un portrait particulièrement virulent d’une mère qui refuse obstinément de reconnaître que sa fille est violée, des années durant, par le meilleur ami de la famille. Qu’elle arrive à laisser entrevoir la détresse intérieure de cette mère monstrueuse est une preuve du talent de son interprète Karin Viard. Personnage plus falot, le père déçoit certes sa fille qui rêve en secret de le voir casser la figure à son bourreau, mais il avouera au moins sa faute.

Nettement plus positive est cependant la mère de famille du film hongrois «One Day» qui ne raconte rien d’autre que la course effrénée contre la montre qu’entame chaque jour une mère de trois jeunes enfants pour les amener à la crèche, à l’école et au ballet tout en travaillant à mi-temps et en passant la nuit à soigner leur grippe. Elle n’arrive à voler que de rares moments de tendresse avec eux avant de se relancer dans son quotidien que la réalisatrice filme comme un combat. Son mari a quant à lui le temps de la tromper.

Probablement confrontée au même rythme de vie, la mère a jeté l’éponge et part sans crier gare en laissant ses gamins à la charge de son mari (excellent père !) dans «Nos batailles».

Mais si ces femmes relativement aisées sont ainsi poussées à leurs limites, que dire d’Ayka, immigrée clandestine à Moscou, qui, pour survivre, n’a d’autre moyen que d’abandonner son nouveau-né à la maternité pour entamer, elle aussi, une course perdue d’avance contre une société qui l’a réduite en esclavage («Ayka» de Sergey Dvortsevoy)? Et puis il y a la mère alcoolique et pathétique, qui oublie de rentrer chez elle quand un énième amant lui promet la lune dans «Gueule d’ange» (Vanessa Filho, Un Certain Regard). Sa meilleure amie s’étant révélée incapable de prendre la relève, sa gamine se cherchera un père de substitution.

Dépassées par la pression conjuguée de la société et de l’économie, voire leur propre immaturité, les mères ? Si l’on voit le verre à moitié plein, on se réjouira que le personnage de la mère n’est enfin plus observé seulement par la lorgnette idéologique et bienpensante de «l’instinct maternel». Mais d’un autre côté, on peut pour le moins s’étonner que ce portrait plus nuancé de la mère s’accompagne d’une nouvelle idéalisation du père. Seul le tire-larmes «Capharnaüm» (Nadine Labaki) paraît plus équilibré en imaginant l’histoire d’un garçon d’une dizaine d’années qui fait un procès à ses deux parents, leur reprochant de l’avoir mis au monde mais de n’être pas capable de l’aimer et de le soutenir. Quand sa jeune sœur, à peine pubère, est vendue au plus offrant, il s’enfuit et survit dans la rue où il va, malgré son jeune âge, prendre soin d’un bébé dont la mère, elle aussi immigrée clandestine, a été jetée en prison (précisons que ceci se passe au Liban et pas aux Etats-Unis !).

Les armes des enfants

Car, contrairement à ce qu’on avait vu l’année dernière où les enfants n’étaient le plus souvent que des pions dans des histoires qui les dépassaient, ils prennent maintenant les choses en main, parfois contre ou malgré les adultes. C’est le cas d’Odette dans «Nos chatouilles», qui, devenue grande, se bat avec les armes de la colère et de l’humour pour trouver une identité qui lui a été déniée par le viol. C’est aussi celui de la petite « Gueule d’ange », cherchant maladroitement à se construire en l’absence d’adultes responsables. Et c’est vrai encore pour l’adolescente Tom dont le père, vétéran traumatisé fuyant le monde, l’a élevée dans la forêt. Mais en voulant la protéger d’une société de consommation qu’il déclare superficielle et néfaste, il la soustrait à la société tout court, la privant en même temps de la possibilité de trouver sa voie en-dehors de celle qu’il lui a tracée. «Leave no trace», c’est d’abord l’injonction qui régit la vie du père pour ne pas se faire remarquer, mais c’est aussi la question de l’héritage qui apparaît également dans «Shoplifters» et c’est enfin une référence à un mouvement né aux Etats-Unis qui enseigne le respect de la nature. Le film de Debra Granic était ainsi (à ma connaissance) le seul à Cannes à toucher à l’une des problématiques essentielles du monde moderne qui est celle de notre rapport à la nature.

Si le réchauffement climatique, les menaces qui pèsent sur la biodiversité ou encore la crise des démocraties ne semblent guère inquiéter les cinéastes, on a quand même vu quelques rares films politiques à Cannes. Le plus jouissif, à défaut d’être le plus subtil, est certainement «BlacKkKlansman», l’histoire incroyable mais vraie d’un policier noir qui a infiltré, dans les années 70, le Ku Klux Klan ! Le réalisateur Spike Lee s’en sert pour tirer à boulets rouges sur l’Amérique de Trump en montrant des suprémacistes blancs aussi bêtes que dangereux qui – par la grâce de la comédie – finissent par s’autodétruire.
Il y eut aussi «En guerre» dans lequel Stéphane Brizé fait l’apologie du combat CGTiste contre les patrons et le capitalisme globalisé. Mais au lieu de mettre à nu les rouages politiques et économiques qui vouent d’avance à l’échec la grève menée par les ouvriers pour le maintien d’une usine, il reste le nez dans le guidon de cette grève et ne voit comme seule issue que l’érection en martyr du syndicaliste interprété par Vincent Lindon, là où il faudrait remettre en question tout un système.

Passons sur «Les filles du soleil» d’Eva Husson, débordant autant de bons sentiments que croulant sous les clichés, qui prétend honorer les combattantes kurdes contre Daech, auxquelles le film dénie cependant toute volonté personnelle de résistance politique pour les réduire au stéréotype usé des veuves et mères éplorées.

Portraits de femmes en train de s’émanciper

Deux oeuvres présentées en compétition, réalisées par des hommes, proposent des portraits de femmes autrement plus complexes et subversifs. «Ash is Purest White» du Chinois Jia Zhang-ke s’attache à la maîtresse d’un caïd de province. Dès son entrée dans le film, seule femme dans un univers machiste, Qiao administre de vigoureuses tapes dans le dos à ces mâles qui d’évidence la respectent, et pas seulement parce qu’elle est la femme du chef. Après avoir passé plusieurs années en prison à la place de son homme et avoir constaté à sa sortie qu’il en a épousé une autre, elle va monter ses propres réseaux tandis que lui sombre parallèlement dans une dépendance et une dépression très peu viriles jusqu’à revenir se réfugier chez elle, la queue entre les jambes si on peut dire, quand il se retrouve en fauteuil roulant (ce qui équivaut ici à une castration symbolique). Tout au long de ce périple et alors qu’il l’a trahie, elle lui conserve une loyauté immuable.

L’autre film faisant la part belle aux femmes, et l’un des plus attachants de la compétition, est «3 visages» du cinéaste iranien Jafar Panahi. Comme dans ses trois films précédents, tous tournés clandestinement alors que la justice iranienne lui a interdit de faire du cinéma, Panahi y joue son propre rôle. Les trois visages sont ceux de trois actrices, l’une en devenir (à laquelle sa famille interdit de devenir comédienne) et l’autre célèbre alors que la troisième, qui fut une star avant la Révolution, n’a plus le droit de travailler, comme Panahi. De cette dernière, on ne verra jamais le visage tandis qu’on apercevra la première sans foulard (chose taboue dans le cinéma iranien !) que lui a arraché la deuxième. Multipliant les références au cinéma d’Abbas Kiarostami, mentor et ami de Panahi, le film joue sans cesse sur le champ et le hors champ, l’intérieur et l’extérieur, la réalité et la fiction. Deux personnages de mères apparaissent : celle du cinéaste (au téléphone) qui exprime sa légitime inquiétude de voir son fils se lancer sur les routes alors qu’il est placé sous surveillance, et celle de la jeune actrice en devenir. Poussée à bout par le grand frère qui – sous prétexte d’honneur familial – prétend interdire à sa sœur de devenir actrice, cette mère finit par enfermer son fils vitupérant dans la maison ! Le pouvoir des hommes et leur sacro-sainte virilité obsèdent visiblement les habitants du village, capables de tergiverser longuement sur un taureau hyper vigoureux ou l’importance de bien enterrer le prépuce après la circoncision. L’ironie subtile avec laquelle Panahi met en scène ces discours trouve son pendant dans le respect (non dénué d’humour) avec lequel il filme les trois personnages féminins auxquels il octroie – chose non évidente pour un cinéaste – la liberté de s’éloigner de lui et de sa caméra, leur offrant ainsi paradoxalement la place centrale dans son film au moment où il accepte de les perdre de vue.

 

1 forum 374, pp. 49 – 53

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