L’année du virus

74e Festival de Cannes

Que retiendra-t-on du Festival de Cannes 2021 ? Qu’il fut le premier grand festival de cinéma à avoir lieu entièrement dans les salles après presque un an et demi de pandémie ? Qu’il y fut beaucoup question de masques, de certificats de vaccination, de tests et de clusters ? Que Spike Lee, pour on ne sait quelle raison, annonça la Palme d’or dès les premières minutes de la cérémonie, gâchant une bonne partie du suspens ? Que pour la deuxième fois seulement en 731 ans de festival, cette palme a été attribuée à une femme ? 

Côté sanitaire, le festival n’a pas vraiment tenu ses promesses. Au printemps, il avait été annoncé que « l’accès au Festival sera soumis à la présentation d’un pass sanitaire » : attestation vaccinale, test validé ou certificat d’immunité acquise. Oui, mais… cela ne valait que pour le Palais et non pour les salles dont certaines accueillent près de 2 000 spectateurs et spectatrices et étaient remplies à cent pour cent. Avec masque certes, mais que beaucoup enlevaient ou faisaient nonchalamment glisser durant la projection. A l’ouverture officielle, presque personne n’en portait, pas plus que durant les conférences de presse. Après quelques remous sur les réseaux sociaux, des commentaires dans l’un ou l’autre grand média international et des rumeurs (officiellement réfutées) de clusters, il y eut un rappel à l’ordre et le président Pierre Lescure en personne dut se fendre d’un message pour la forme, rappelant avant chaque séance aux festivaliers qu’ils étaient priés de garder leur masque. 

Des auteurs…

Pour la deuxième année consécutive après Parasite de Bong Joon Ho, la récompense suprême est attribuée à un film « de genre ». Le film de genre peut être « auteuriste », il n’en vise pas moins aussi le grand public. Mais c’est moins l’attribution de la Palme d’or à Titane (Julia Ducournau) qui surprend que le fait que le jury ait à ce point évincé les représentants d’un cinéma d’auteur français plus traditionnel : François Ozon, Mia Hansen-Løve, Bruno Dumont ou Jacques Audiard. On pourrait y ajouter le Belge Joachim Lafosse. Les jurés n’ont pas pour autant fait l’impasse sur un cinéma exigeant et parfois audacieux, comme le démontre le double prix du jury récompensant Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid et Memoria d’Apichatpong Weerasethakul. Le Grand Prix du jury (qui correspond à la deuxième place sur le podium) attribué ex æquo à Un héros, conte moral d’Ashgar Farhadi et Compartiment n° 6, un road movie en train à travers la Russie de Juho Kuosmanen, confirme que les délibérations ont sans doute été animées, entre plusieurs conceptions diamétralement opposées du cinéma. Dans la conférence de presse ayant suivi la cérémonie de clôture, les membres du jury ont d’ailleurs avoué qu’aucun des films primés n’avait fait l’unanimité. 

Mais de quoi nous ont parlé les films de cette compétition cannoise qui se veut aussi un témoignage sur ce qui préoccupe l’humanité à un moment donné ? Plusieurs étaient « à message ». C’est le cas de La Fracture (Catherine Corsini) qui évoque les Gilets jaunes et dénonce les déficiences de l’hôpital public en France, de Tout s’est bien passé (François Ozon) qui thématise l’euthanasie, de Lingui (Mahamat Saleh Haroun) dans lequel une mère célibataire au Tchad se bat pour offrir un avortement à sa fille adolescente, de Le Genou d’Ahmed, cri de rage et de désespoir d’un Israélien contre la politique de son pays, de Haut et fort (Nabil Ayouch) qui milite pour la liberté de parole au Maroc ou encore de France (Bruno Dumont) qui prend pour cible le cynisme des médias. Aucun n’a en revanche évoqué la crise climatique ou celle de la biodiversité. Julie (en 12 chapitres) (Joachim Trier), comédie sentimentale qui lorgne du côté de Woody Allen, ne fait qu’effleurer le sujet et c’est pour se moquer gentiment des militants écologistes présentés comme de sympathiques hurluberlus. 

Ils en parlent tellement peu que les responsables du festival, conscients de l’importance des enjeux, ont inauguré une section (éphémère, est-il précisé) intitulée « Le cinéma pour le climat ». Elle a surtout rassemblé des documentaires militants et pédagogiques qu’il était certes important de mettre en avant, mais qui se retrouvèrent ainsi relégués dans une case à part, comme si leurs thématiques ne concernaient pas les « vrais » cinéastes. 

Cyril Dion, coréalisateur du film Demain en 2015, a publié, avec d’autres sélectionnés dans cette nouvelle section, une tribune2 rappelant qu’avant de devenir réalité, certaines des grandes avancées de l’humanité ont d’abord été rêvées par des artistes et mises en images par des cinéastes, et que nos représentations du monde sont pour une bonne partie influencées par ce que nous voyons au cinéma et à la télévision. Ils appellent donc les cinéastes à nous aider à imaginer non seulement la sortie des crises actuelles, mais aussi le monde d’après. 

… des artistes…

En attendant, les cinéastes ont cette année surtout parlé d’eux-mêmes et de leurs pairs. Dans dix films (sur 24 en compétition), les personnages principaux sont des artistes. Dans Tout s’est bien passé, celui interprété par Sophie Marceau est écrivaine comme l’auteure du récit dont est adapté le film, mais son métier n’a guère d’incidence sur l’histoire. En revanche, dans Drive My Car (Ryusuke Hamaguchi), la narration est construite autour des répétitions, par le metteur en scène et les acteurs, d’une pièce de Tchekhov qui reflète les thèmes du film. Dans Julie (en 12 chapitres), le compagnon de Julie est un mec super cool, puisqu’il est auteur de BD. Acculé par de jeunes féministes, le dessinateur doit tout de même se justifier de s’être laissé parfois aller à une misogynie assez crasse. Dans La Fièvre de Petrov (Kirill Serebrennikov), la BD (brièvement entraperçue) épouse les divagations fiévreuses et alcoolisées du personnage principal et dessinateur à ses heures perdues. Chris (interprétée par la Luxembourgeoise Vicky Krieps) et Tony, le couple de cinéastes dans Bergman Island, sont directement inspirés de la réalisatrice Mia Hansen-Løve et de son ex-compagnon Olivier Assayas, cinéaste plus âgé et plus célèbre qu’elle, de l’ombre duquel elle a dû apprendre à s’émanciper, ce que raconte le film. Bergman Island thématise en passant la question très actuelle de l’homme et de l’artiste. Peut-on admirer ce dernier quand le premier n’est guère aimable, comme c’était le cas de Bergman ? Et que reste-t-il de l’esprit d’Ingmar Bergman quand les fans participant au « Bergman Safari » se disputent au sujet de la traduction française de ses titres, mais jamais sur la signification de ses films ? Dans Le Genou d’Ahed, le protagoniste, uniquement appelé Y., est lui aussi un alter ego du réalisateur Nadav Lapid, au point que le film jamais nommé qu’il est venu présenter dans un bled quelque part en Israël, est d’évidence Synonymes qui avait valu à Lapid un Ours d’or à Berlin en 2019. Y. va y confronter Yahalom, la jeune directrice adjointe des bibliothèques du ministère de la Culture. Elle tente d’apporter la culture dans ce village perdu, il lui reproche de vouloir imposer une culture apprivoisée, au service de la propagande d’Etat. Encore que si c’était réellement là son but, elle aurait choisi un autre film que Synonymes, dans lequel Israël est décrit comme « Etat abominable, odieux, lamentable, répugnant, étriqué… ». Après plusieurs confinements durant lesquels les artistes se sont fait traiter de « non essentiels », Le Genou d’Ahed rappelle haut et fort que la démocratie n’est pas possible sans la culture. Haut et fort est aussi le titre d’un autre film qui fait le même constat dans le contexte marocain. 

Est-ce l’héritage de Van Gogh ? Les deux peintres présents dans les films en compétition sont associés à la maladie mentale. Dans The French Dispatch (Wes Anderson), Benicio del Toro est un psychopathe meurtrier qui se révèle être un peintre de génie, capable d’affoler le marché de l’art en peignant des toiles valant des millions… sur les murs de sa prison. Plus prosaïquement, Damien Bonnard interprète un peintre souffrant de bipolarité dans Les Intranquilles (coproduit au Luxembourg par Samsa Film). Le titre du film a été suggéré au réalisateur Joachim Lafosse par l’autobiographie de Gérard Garouste : L’Intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou (2009). 

Dans Annette (Léos Carax), Henry, interprété par Adam Driver, est un « stand-up comedian » provocateur et autodestructeur qui insulte tous les soirs son public et ne peut s’empêcher de détruire ceux qu’il aime. Film musical on ne peut plus noir, Annette contient une critique acerbe de la célébrité, du show business et des fans capables de détester et rejeter les idoles qu’ils adulaient l’instant auparavant. 

… des pères et des filles

Dans le monde post-#MeToo, la figure paternelle, notamment dans la relation père-fille, n’en finit pas d’être remise en question. Dans Tout s’est bien passé, André, homme aussi charmant qu’égocentrique, a l’habitude de mener tout le monde, y compris sa fille Emmanuelle, à la baguette. Jusqu’au jour où, alité et amoindri après un AVC, il lui ordonne (bien plus qu’il ne lui demande) de l’aider à « en finir ». Consternation de la fille (l’euthanasie est interdite en France) qui ne peut cependant que s’exécuter, par amour certes, mais aussi parce qu’elle n’a sans doute jamais de sa vie désobéi à ce père excentrique et cassant dont elle a le malheur d’être la favorite. 

L’industriel prospère et amateur d’art raffiné, André, est en tout le contraire de John Vogel, escroc minable et resquilleur à la petite semaine, toujours entre deux incarcérations. Mais ils pourrissent pareillement, chacun à sa façon, la vie de leur femme et de leur(s) fille(s) respectives. Dans Flag Day (Sean Penn), John, qui poursuit tout au long de sa vie un illusoire rêve américain et ne fait que de courtes apparitions dans la vie de sa fille Dylan, devient aux yeux de celle-ci une sorte d’antihéros romantique. En grandissant, elle comprend peu à peu que son père est un loser et peut-être un criminel. Se libérer de ce père, à la fois absent physiquement et envahissant par la place qu’il occupe dans sa vie, lui demande une énergie qui manque de l’écraser. 

Dans Tre piani (Nanni Moretti), une fillette se perd une nuit avec un vieux voisin souffrant d’Alzheimer et est retrouvée dans un parc, la tête du vieillard exténué sur ses genoux. Immédiatement, son père Lucio imagine le pire. Bien que rien n’indique que l’enfant ait subi des attouchements, son père restera des années durant obsédé par l’idée de n’avoir pas su protéger sa fille. Ce qui ne l’empêchera pas de coucher avec la petite-fille mineure du même voisin. La relation la plus toxique est toutefois celle établie par Henry avec sa fille Annette dans le film de Léos Carax. A l’instar de John et Lucio, Henry aimerait être un bon père pour Annette, née de ses amours avec une chanteuse d’opéra. Idée de génie, Carax fait « interpréter » Annette par une marionnette dont on ne sait trop si elle figure un monstre ou un ange aux yeux de son père. Les deux à la fois sans doute. Quand sa mère meurt par la faute d’Henry au cours d’une tempête en mer, la fillette se met à chanter un chant si étrange et si beau que son père croit y reconnaître le fantôme de la mère. Alors, pour faire taire la culpabilité qui le ronge, il jette Annette en pâture à la foule, qui en fait aussitôt sa nouvelle idole.

A ces hommes incapables de protéger leurs filles, Titane oppose la plus extravagante et la plus bouleversante des figures paternelles qu’on ait vues au cinéma depuis très longtemps. C’est Vincent, sapeur-pompier ultra-viril mais vieillissant, rendu fou de douleur par la disparition de son fils dix ans auparavant. Quand surgit un jeune homme au visage tuméfié et à l’étrange allure androgyne, qui dit être Adrien, Vincent s’accroche, contre toute raison, à ce mirage. Démontrant ce qu’aimer sans conditions veut dire, il défend son « fils » contre toutes les moqueries et attaques et lui conserve cet amour, même quand le jeune homme s’avère être non seulement une femme enceinte, mais un être mi-humain mi-machine, un monstre aux yeux de tous, sauf ceux de Vincent. 

Evanouissements et standing ovations

Il paraît que la projection officielle de Titane a été accompagnée d’évanouissements et de vomissements. C’est du moins ce qu’ont rapporté certains médias, citant toujours les quelques mêmes déclarations de spectateurs choqués, immédiatement multipliés à l’infini sur Internet. Une vingtaine de spectateurs auraient dû être évacués dans des camions de pompiers heureusement placés « par sage précaution » devant le Palais. Le magazine GQ a même senti « un vent de panique » passer sur la Croisette. 

Que des spectateurs se soient dit choqués n’est pas particulièrement surprenant. Aux projections officielles de la compétition sont traditionnellement invités les notables et commerçants locaux, ainsi qu’un certain nombre de personnalités qui viennent là pour le glamour, mais ne sont pas forcément cinéphiles ni sans doute particulièrement friands de films d’horreur. En l’occurrence, France24 rapporte quand même qu’il n’y a eu ni évanouissement ni crise de nerfs et que le film a été longuement applaudi. Dans la séance parallèle pour la presse, personne n’a en tout cas vomi, tout le monde est sorti sur ses deux jambes et les pompiers étaient sur l’écran, pas dans la salle. Sans doute les critiques ont-ils l’estomac mieux accroché. 

L’accueil des films à Cannes donne souvent lieu à des interprétations parfois hasardeuses dans la presse. Le Luxemburger Wort a ainsi titré le 13 juillet3 : « Standing ovation pour Vicky Krieps sur la Croisette », précisant dans l’article qu’après la projection officielle de Bergman Island, « le public s’est levé, applaudissant unanimement l’actrice luxembourgeoise de 37 ans ». Ce n’est pas faire injure à Vicky Krieps que de dire que c’est le film et son équipe qui ont été applaudis, pas elle en particulier. Même si, présente dans deux films français en sélection officielle, elle a su séduire, par son intelligence et son naturel, la presse hexagonale et internationale. 

De fait, les standing ovations sont la règle et non l’exception dans les projections officielles. Le phénomène a même atteint une ampleur telle, que maintenant on les filme, on les commente, on les chronomètre. Le magazine The Atlantic a ainsi compté neuf minutes pour The French Dispatch, mais quatre minutes seulement pour The Flag. Le record serait détenu par Le Labyrinthe de Pan en 2006 (22 minutes). Le magazine est allé jusqu’à tenter une analyse sociologique4. 

Pour les personnes applaudies, c’est souvent gênant quand cela dure trop longtemps, surtout quand elles sont filmées en gros plan ! Alors les uns font des grimaces à la caméra, d’autres évitent de la regarder, certains embrassent leurs collègues ou se mettent à applaudir à leur tour. Adam Driver a allumé une cigarette ! On peut se demander quel est encore le degré de spontanéité dans cet accueil devenu un rituel quasi obligatoire, qui n’est d’ailleurs pas réservé à la compétition, mais s’applique aussi à d’autres séances dès lors que des invités sont présents. Curieusement, il n’est pas rare que ceux qui ont applaudi avec le plus d’enthousiasme l’invité de marque venu présenter une œuvre partent ensuite au beau milieu du film. Déçus, lassés ou pour aller participer à une standing ovation dans une autre salle.

  1. Le festival 2021 fut officiellement le 74e. Mais le 73e en 2020 n’a pas eu lieu, bien qu’une sélection officielle fut annoncée. 
  2. https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18701076.html (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 12 août 2021).
  3. https://www.wort.lu/fr/culture/festival-de-cannes-standing-ovation-pour-vicky-krieps-sur-la-croisette-60ed3ebbde135b9236535dea
  4. https://www.theatlantic.com/culture/archive/2021/07/awkward-long-standing-ovations-cannes/619455

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