L’axe Pékin-Hollywood

Comment la Chine contrôle ce que vous voyez au cinéma

En 2001, la Chine continentale comptait 1 400 cinémas1 (par comparaison : la France en avait 2 045 en 2018). En 2019, ce chiffre avait grimpé à 12 408, totalisant 60 000 écrans contre 40 313 aux Etats-Unis en 2018. Dès 2012, la République populaire de Chine (RPC) est devenue le deuxième marché mondial en matière de box-office cinématographique. En 2020, elle a dépassé pour la première fois les Etats-Unis.

C’est donc peu dire que la RPC compte. Et elle compte d’autant plus que certaines productions hollywoodiennes rapportent plus d’argent en Chine qu’aux USA ! Les studios américains ont par conséquence tout intérêt à y sortir leurs films. Ils se heurtent ce faisant à trois obstacles : la concurrence grandissante des blockbusters chinois, le système des quotas qui réglemente la distribution de films étrangers en Chine et les exigences en matière de contenu de la part des autorités chinoises, autrement dit la censure.

Le marché chinois

Nous connaissons peu le cinéma de la RPC ou plutôt nous n’en connaissons qu’une petite partie. Dans les festivals occidentaux circulent des œuvres de cinéastes exigeants, souvent censurées en Chine. On citera Chen Kaige (Palme d’or 1992 pour Adieu ma concubine), Zhang Yimou (Ours d’or 1992 pour Qiu Ju, une femme chinoise), Jiang Weng (Grand Prix du jury à Cannes en 2000 pour Les démons à ma porte), Wang Xiaoshuai (Beijing Bicycle, Grand Prix du jury à Berlin en 2001), Lou Ye (Suzhou River, Tigre d’or à Rotterdam en 2000) et Jia Zhangke (Lion d’or à Venise en 2006 pour Still Life, Prix du scénario à Cannes en 2013 pour A Touch of Sin). Ces films traitent du passé (révolution culturelle, diverses guerres…) et du présent (pauvreté, violence, homosexualité, corruption, etc.) de façon critique, souvent dans un style réaliste et plutôt sombre.

Plus rares sont les superproductions et les films de divertissement chinois ayant réussi à conquérir le reste du monde. Le plus célèbre est Crouching Tiger, Hidden Dragon (2000), coproduction entre les trois Chines et les Etats-Unis, réalisée par Ang Lee, cinéaste taïwanais établi aux Etats-Unis. Elle a engrangé 128 millions de dollars aux Etats-Unis, mais seulement… un million en Chine ! De façon générale, les grands films populaires chinois comme Wolf Warrior 2 (2017, 854 millions de dollars de recettes en Chine) ou le film de guerre Operation Red Sea (2018) sont soit trop primairement patriotiques, soit trop connotés culturellement pour toucher un public non asiatique.

Le marché chinois est longtemps resté fermé. Quand la RPC a adhéré en 2001 à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), elle a dû à contrecœur ouvrir ses portes à un nombre – réduit au strict minimum – de films internationaux. Pour faire face, elle a alors commencé à investir dans la production nationale, mais aussi dans l’exploitation. Beaucoup de multiplexes ont été construits dans les centres commerciaux qui ont surgi en même temps qu’émergeait en Chine une société de consommation et des loisirs.

Les restrictions restent toutefois encore trop nombreuses et en 2009, l’OMC a condamné la Chine pour sa politique qui régule très sévèrement le nombre de films étrangers montrés dans les cinémas chinois : le quota est alors fixé à 20 films par an sur les recettes desquels les distributeurs étrangers récupèrent tout juste 13 %2. Un nombre supplémentaire de films peuvent être distribués sur la base d’un forfait, ce qui rend l’opération encore moins intéressante d’un point de vue économique. En 2012, un nouveau deal est conclu au plus haut niveau, entre les vice-présidents chinois et états-unien de l’époque, Xi Jinping et Joe Biden : dorénavant, au moins 34 films (dont 14 obligatoirement en 3D ou IMAX) ont accès aux salles chinoises, avec un retour de 25 %. Même s’il a été négocié par Biden, l’accord de 2012 s’applique à tous les pays, mais ce sont essentiellement les Etats-Unis qui en profitent.

Ce système remplit un double objectif. D’une part, il protège les films nationaux de la concurrence étrangère et ce, d’autant plus que même les 34 films du quota annuel ne peuvent pas sortir n’importe quand. Les périodes de l’année où les Chinois vont le plus au cinéma restent réservées aux productions locales. La réglementation constitue ainsi un formidable moyen de pression, car pour assurer une place au sein de ce quota ainsi que de bonnes conditions de marketing et d’exploitation à leurs blockbusters, les studios hollywoodiens sont prêts à bien des compromis, notamment en ce qui concerne le contenu des films.

La censure chinoise

Avant 2018, la censure cinématographique était exercée par l’Administration générale de la presse, de l’édition, de la radiodiffusion, du cinéma et de la télévision (SAPPRFT). Sous l’égide de Xi Jinping, ce bureau a été placé en 2018 sous le contrôle direct du Département de la propagande du Comité central du Parti communiste chinois et de son directeur Huang Kunming, proche collaborateur de Xi Jinping. De l’avis général, la censure est devenue plus sévère depuis.

Les films doivent être soumis à la censure à différentes étapes de leur production. Bien qu’il existe depuis 2016 une loi énonçant officiellement les interdits, la pratique est plus opaque, plus fluctuante et beaucoup moins facile à appréhender. Selon la situation politique du moment, les fonctionnaires que l’on a en face de soi, la réputation des cinéastes concernés ou les relations personnelles, un film entier ou une séquence pourront ou non poser problème.

Même quand un film reçoit l’autorisation d’être distribué, celle-ci peut à tout moment être révoquée. A la surprise de tous, étant donné que la violence et les scènes de nu sont explicitement interdites, Django Unchained (2012) avait pu sortir sur les écrans chinois, peut-être parce que le film raconte une version très sombre de l’histoire américaine. Mais le jour même de sa sortie, il a été retiré et des scènes ont dû être coupées. Le film aurait même été réétalonné pour rendre le sang moins rouge ! Quand il est enfin ressorti, ce fut un flop. Il est possible que le public ait préféré se procurer des DVD piratés de la version non censurée. Cet échec explique sans doute le refus pur et simple du réalisateur Quentin Tarantino de changer quoi que ce soit aux scènes montrant – sous un jour peu favorable – Bruce Lee dans Once Upon a Time in Hollywood (2019). Quentin Tarantino est l’un des très rares réalisateurs américains qui disposent à la fois du final cut3 et d’un poids financier assez considérable pour pouvoir se permettre de dire non à ce genre d’exigences. C’est d’autant plus exceptionnel que Once Upon a Time in Hollywood est… une coproduction chinoise qui n’est donc pas sortie dans les salles chinoises.

Les tensions politiques de même que les célébrations et anniversaires officiels ou non (en 2019, les 100 ans de la RPC et le 30e anniversaire des manifestations de Tian’anmen) donnent généralement lieu à un renforcement de la censure. Il existe aussi une liste noire non officielle. Sur cette dernière figure en bonne place le grand ami et défenseur du dalaï-lama, Richard Gere. Gere a déclaré à plusieurs reprises qu’il était boycotté par Hollywood depuis qu’il est persona non grata en Chine et, de fait, il ne joue plus que dans des productions indépendantes. Martin Scorsese est mal vu pour avoir réalisé Kundun (1997), qui retrace la jeunesse du 14e dalaï-lama. Brad Pitt a été blacklisté pendant près de 20 ans pour avoir été l’interprète de Seven Years in Tibet (Jean-Jacques Annaud, 1997), mais semble être rentré dans les bonnes grâces de Pékin. On ne sait pas ce qu’il a fait pour y parvenir, mais en revanche, on connaît le mea culpa de son réalisateur Jean-Jacques Annaud. Dans le cadre d’une enquête très fouillée publiée en août 20204, l’association PEN America – qui milite pour la liberté d’expression – a publié une lettre rédigée par Annaud avant la production de son film Wolf Totem (2015) tourné en Chine. Il s’y excuse pour son implication dans Seven Years in Tibet, due, dit-il, à sa méconnaissance de l’histoire chinoise et déclare solennellement qu’il n’a jamais milité en faveur de l’indépendance du Tibet et qu’il n’est pas un ami du dalaï-lama.

S’il est donc possible de révoquer un boycott, on peut aussi négocier avec les censeurs… ou du moins l’essayer. Pour A Touch of Sin, le réalisateur Jia Zhangke a fait des concessions, mais n’a rien lâché sur les points qui lui tenaient à cœur. Le film a pu circuler à l’étranger et être présenté à Cannes, mais au final, il n’a pas eu la permission d’être distribué en Chine. Cela n’a pas empêché Jia Zhangke de faire d’autres films, tout aussi critiques, alors qu’en 2006, Lou Ye a écopé de l’interdiction de faire des films pendant respectivement deux et cinq ans après avoir soumis sans autorisation Suzhou River au Festival de Rotterdam et Summer Palace (traitant de Tian’anmen) au Festival de Cannes.

Les relations entre Hollywood5 et Pékin

Les blockbusters américains coûtent aujourd’hui 200 millions de dollars et plus. Les studios ont par conséquent un besoin vital du marché chinois pour rentrer dans leurs frais. Pour y accéder, ils coupent dans les films les séquences qui posent problème à la censure de Pékin. Le public chinois n’a ainsi pas appris que Freddie Mercury était homosexuel, toute allusion à ce fait ayant disparu dans Bohemian Rhapsody (2018). Il n’a pas non plus vu James Bond tuer un agent de sécurité chinois dans Skyfall (2013). Des allusions à la torture pratiquée par les autorités chinoises dans ce film ont également été supprimées. Même des images apparemment plus anodines, comme des sous-­vêtements troués mis à sécher sous une fenêtre dans Mission : Impossible III (2006), ont été considérées comme négatives pour l’image de la Chine dans le monde. Du moins, on peut estimer que c’est là la cause de leur interdiction, car les raisons sont rarement explicitées. Dans Men in Black 3 (2012), une séquence dans laquelle la mémoire de certains personnages est effacée a dû être éliminée. Un journaliste a émis l’hypothèse que les censeurs de Pékin y auraient vu une allusion… à la censure chinoise.

Les studios américains acceptent parfois même de couper la scène impliquée dans les copies distribuées dans le reste du monde, voire s’empressent d’éliminer dès la conception du projet tout élément qui pourrait éventuellement déplaire en Chine. Des conseillers sont monopolisés pour aider les producteurs hollywoodiens à naviguer entre les mille et un écueils de la censure chinoise. Certains thèmes ne peuvent tout simplement plus être traités à Hollywood. Dans l’étude publiée par PEN America, plusieurs producteurs (témoignant pour la plupart sous le couvert de l’anonymat) sont d’avis qu’un film comme Kundun (produit par une filiale de Disney) ne pourrait plus être porté aujourd’hui par un grand studio.

Pour ne pas risquer de se trouver blacklistés, il arrive même que les studios modifient des films qui ne visent pas le marché chinois. Ce fut le cas pour Red Dawn (2012), qui raconte l’invasion des Etats-Unis par l’armée chinoise. En pleine production, le studio MGM a été racheté par Sony Pictures qui, voulant préserver ses intérêts en Chine, a fait remplacer les Chinois par des Nord-Coréens et modifier numériquement tous les drapeaux et insignes.

On peut aussi tenter de caresser Pékin dans le sens du poil. Dans 2012 (2009), les Chinois sauvent le monde de l’apocalypse et dans Gravity (2013), Sandra Bullock est rescapée grâce à la station spatiale chinoise. Tous deux ont été de gros succès en RPC. Skyfall est en partie situé à Shanghaï. Aucun de ces films n’est une coproduction avec la RPC, contrairement à Iron Man 3 (2013) dont la version chinoise contient des scènes additionnelles avec des acteurs locaux.

Certains films hollywoodiens sont même conçus entièrement en vue du public chinois. Mulan (2020) a toutefois viré au cauchemar pour Disney. Le film n’est officiellement pas une coproduction, mais est adapté d’une légende chinoise et a été tourné avec un casting chinois. Une partie du tournage a eu lieu dans le Xinjang… dans la région où Pékin enferme les Ouïghours dans des camps d’internement. Sommé par l’opinion occidentale de s’expliquer, Disney a plaidé l’ignorance (le studio n’aurait pas été mis en garde !), mais a dû aussi se justifier d’avoir placé dans le générique un « remerciement spécial » à l’agence de propagande régionale du Parti communiste. Comme si cela ne suffisait pas, l’interprète de Mulan, Liu Yifei, a publiquement applaudi la répression policière des protestataires à Hong Kong, ce qui a provoqué des appels au boycott du film sous le hashtag #BoycottMulan. Le coronavirus étant arrivé par la suite, le film est directement sorti en streaming et a, semble-t-il, été mal reçu par le public chinois, sans que l’on ne sache si les raisons du flop sont politiques ou culturelles.

Hollywood n’a pas seulement besoin des salles chinoises pour rentabiliser ses films, mais fait appel aux investisseurs chinois pour aider à les financer dès leur mise en production. Une coproduction avec la Chine permet par ailleurs d’échapper au système des quotas et aux périodes interdites aux films étrangers, tout en récupérant quelque 40 % des recettes, puisque les coproductions sont considérées comme des films nationaux. Mais si Hollywood profite ainsi de la manne financière chinoise, les Chinois y trouvent aussi leur compte. S’allier à Hollywood permet aux Chinois d’augmenter considérablement leur soft power et de répandre dans le monde entier une image positive de la Chine. Cela passe non seulement par des coproductions, mais également par l’achat ou la participation à des entreprises américaines. Le Dalian Wanda Group est ainsi devenu en 2012 le plus grand exploitant dans le monde en acquérant la chaîne américaine AMC (coût officiel : 2,6 milliards de dollars). En 2016, Wanda a pris une participation majoritaire dans la société Legendary Pictures. Le premier film sorti après cet achat a été The Great Wall (2016), réalisé par Zhang Yimou. La société China Film Group Corporation, plus grand distributeur de films en RPC et principale société de production chinoise, a également coproduit ce film d’action tourné en Chine et dans lequel celle-ci sauve (avec l’aide de Matt Damon, il est vrai) l’humanité d’une invasion de monstres.

Bien entendu, les productions et co­productions avec la Chine sont encore plus sévèrement contrôlées que les simples importations, et cela dès le stade du scénario, ce qui permet aux « conseillers » chinois d’y introduire des éléments de propagande pro-chinoise… voire parfois anti-­américaine. Le film d’animation Abominable (2019), produit par DreamWorks Animation (société créée par Steven Spielberg) et le Pearl Studio chinois, a été critiqué parce qu’il cautionne des revendications chinoises contestées sur une zone dans la mer de Chine méridionale. Parmi les films dont vous ne soupçonniez sans doute pas l’origine chinoise, on peut citer Transformers : Age of Extinction (2014, qualifié par le magazine professionnel Variety de « film patriotique chinois6 »), Mission : Impossible – Rogue Nation (2015) et Mission : Impossible – Fall Out (2018), ces deux derniers coproduits par Alibaba, qui a par ailleurs conclu un partenariat avec Amblin Partners (également créé par Spielberg). Alibaba a ainsi participé – indirectement – à la production de The Trial of the Chicago Seven (2020), qui dénonce la répression policière et politique aux Etats-Unis des militants contre la guerre du Vietnam ! La plupart des grands studios ont pareillement des partenaires chinois, y compris parfois en dehors du cinéma, ce qui les oblige à veiller constamment à ne pas heurter les susceptibilités de Pékin.

En laissant exploser les budgets de leurs productions, les studios hollywoodiens se sont embarqués dans une situation où ils sont devenus dans une très large mesure dépendants du bon vouloir des autorités chinoises et obligés de faire la propagande de Pékin dans le monde entier, tout en se soumettant à sa censure ! En 2015, la très officielle United States-China Economic and Security Review Commission s’en inquiétait7 et pressait le Congrès américain d’œuvrer pour forcer les Chinois à ouvrir davantage leur marché conformément aux règles de l’OMC. Sans grand succès, puisqu’en 2020, un rapport du Bureau exécutif du président des Etats-Unis8 revenait à la charge, constatant que 20 ans de négociations sino-américaines n’ont toujours pas permis de résoudre ce problème. Avec l’élection de Joe Biden, l’homme qui avait négocié un premier accord avec Xi Jinping en 2012, Hollywood reprend un peu espoir.

 

  1. Le présent article traite du cinéma (et non de la télévision ou d’Internet) en République populaire de Chine. Taïwan et Hong Kong ne sont pris en compte que marginalement et quand il est question de « la Chine », c’est toujours de la Chine continentale qu’il s’agit.
  2. Dans le reste du monde, les distributeurs récupèrent en moyenne 40 % sur les recettes des salles.
  3. Le final cut est le contrôle du montage final d’un film. Alors qu’en Europe, il est normalement partagé entre le producteur et le réalisateur, il appartient aux Etats-Unis au seul producteur, sauf s’il existe une clause contractuelle attribuant un final cut privilege au réalisateur.
  4. https://pen.org/report/made-in-hollywood-censored-by-beijing/ (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 25 janvier 2021).
  5. Rappelons ici qu’Hollywood n’a jamais été politiquement neutre. Voir par exemple Viviane THILL, « The revival of a beautiful friendship », dans forum n° 212, décembre 2001, p. 49-52 ; Viviane THILL, « Quand Hollywood s’en va-t-en guerre », dans forum n° 235, avril 2004, p. 48-55 ; Viviane THILL, « Les relations complexes d’Hollywood avec Washington », dans forum n° 255, avril 2006, p. 45-50.
  6. https://tinyurl.com/yy9bamfx
  7. https://tinyurl.com/yys8zfhd
  8. https://tinyurl.com/y2zo3z4v

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