« Le poumon vert »

Dialaw Project raconte le passé et le futur incertain de l’Ecole des sables de Toubab Dialaw. En voici la genèse.

La première chose qui me frappe quand je quitte l’aéroport de Dakar-Blaise Diagne, c’est la nuit africaine. Demba, un des chauffeurs de taxi engagés par l’Ecole des sables, est venu me chercher ; je le reconnais à un petit carton sur lequel est marqué le nom de l’école et le village où elle est implantée depuis maintenant vingt-cinq ans, Toubab Dialaw, qui se situe sur la Petite-Côte, au sud de Dakar. Sur la route, pas toujours asphaltée, une trentaine de kilomètres que l’on met une petite heure à parcourir, je suis avalé par une nuit vaste et obscure et poisseuse, entrecoupée ici et là par de petits centres de village autour de quelques maisons incertaines, épiceries, coiffeurs, garages ou autres étalages de fortune, ces centres névralgiques, illuminés, brillant de tous les feux, grouillant de jeunes hommes et femmes assis sur des pans de mur, jouant au ballon dans la rue, riant, s’esclaffant, s’embrassant, discutant à vive voix, s’agitant, marchandant – tout le contraire de la ville où j’ai grandi, bourgeoise et éclairée et fantomatique, où l’on entend ses pas résonner sur les pavés et contre les murs des immeubles des magasins de luxe après 20 heures. Je suis intimidé.

Les deux prochaines semaines, je les passe, sur invitation du metteur en scène français Mikaël Serre et de la danseuse Germaine Acogny, à l’Ecole des sables, à travailler avec une équipe d’artistes africains et européens, ainsi qu’un groupe d’habitants lébous de Toubab Dialaw, à construire ensemble un petit spectacle qui mêle danse, chants rituels et théâtre. Celui-­ci aborde la grave crise écologique et économique que va créer la construction d’un gigantesque port de conteneurs à Ndayane, sur les terres de Dialaw. Ce sont les premiers pas du Dialaw Project, un travail théâtral important initié par Mikaël Serre sur la demande de Germaine Acogny et que l’on va mettre presque deux ans à réaliser, jusqu’à sa première mondiale au Grand Théâtre du Luxembourg, où Germaine Acogny est une invitée régulière1. La collaboration entre Mikaël Serre et Germaine Acogny remonte au spectacle À un endroit du début2, un solo autobiographique créé en 2015 et qui retrace l’histoire familiale de celle que l’on considère aujourd’hui le précurseur de la danse africaine, de sa naissance au Bénin jusqu’au Sénégal, où elle a grandi, en passant par toutes les terres du monde, où la porte la danse qu’elle pratique depuis les années 1970.

Germaine Acogny, aujourd’hui âgée de 78 ans, a fondé l’Ecole des sables en 1998 avec son mari, Helmut Vogt (après avoir été la fondatrice-directrice de Mudra Afrique avec Maurice Béjart, sous l’impulsion de Léopold Sédar Senghor), dans l’objectif de former des danseurs et des citoyens africains responsables et autonomes à travers l’art. Elle en a fait, au cours des vingt dernières années, un centre international de formation, de recherche et de création en danses africaines, mais aussi un lieu de rencontre, d’échange, de résidences artistiques et de coproductions de spectacles de danse internationaux, qui tournent dans les plus importants lieux du monde. 

© Joseph Banderet

Maman Germaine, c’est ainsi que l’appellent les gens de l’Ecole des sables, mais aussi les habitants du village de Toubab Dialaw qui la connaissent bien, puisqu’elle est très impliquée dans le quotidien des villageois, dont certains travaillent dans cette école depuis des années. Elle fait partie d’un groupe de femmes aux connaissances mystiques, les prêtresses du ndeup, très attachées aux traditions animistes. Le choix du lieu, notamment où s’est implantée l’Ecole des sables, n’a pas été laissé au hasard, au contraire, comme elle le raconte dans Dialaw Project : Germaine Acogny a dû demander la permission aux esprits des arbres et de la Terre, avant de déterminer l’endroit précis pour la pose de la première pierre. Tous les jours, tôt le matin, elle offre des libations à la mer, et quand elle nous invite à dîner chez elle, elle remplit toujours un verre pour les ancêtres, qui s’installent ainsi à table avec nous. Son rire est large et franc. Quand elle marche, elle s’appuie sur une canne et il m’arrive de lui tendre la main pour descendre ou monter des escaliers, mais quand elle danse, elle est tout à coup transfigurée et sans âge. 

Et cet important lieu, avec ses salles de répétition en plein air et ses petits bungalows où dorment des étudiants de danse venus du monde entier, installé au milieu de dunes, de gros rochers et de puissants baobabs, est aujourd’hui en danger et, pire encore, c’est toute l’agglomération de la région qui risque d’être détruite prochainement par la construction du port de Ndayane. 

Le président sénégalais Macky Sall a posé, en janvier 2021, la première pierre du futur port multifonctionnel de Ndayane. 

En effet, le président sénégalais Macky Sall a posé, en janvier 2021, la première pierre du futur port multifonctionnel de Ndayane, la commune voisine de Toubab Dialaw. Construit avec DP World (Dubai Port World), entreprise multinationale d’exploitation portuaire qui possède également des terminaux dans les ports du Havre, d’Anvers, de Rotterdam, de Constanza, de Vancouver, de Hong Kong et dans une centaine d’autres ports dans le monde entier – et dont le PDG est le sultan Ahmed bin Sulayem de Dubaï –, ce port en eau profonde est censé décongestionner le port de Dakar, le seul à être fonctionnel aujourd’hui, situé en plein centre-ville, par où passent 95 % des échanges commerciaux du Sénégal.

Le président sénégalais a affirmé que ce port, dont la construction représente un investissement total de 5,2 milliards de dollars, développerait la logistique et le fret maritime dans le pays et qu’il créerait 25 000 emplois dans un premier temps et jusqu’à 250 000 emplois à long terme. Ndayane pourrait devenir un carrefour logistique et commercial international dans le domaine des réexportations, reliant la côte à l’aéroport Dakar-Blaise Diagne. Même si le Sénégal n’est actionnaire qu’à hauteur de 40 % de la société chargée de la gestion du terminal à conteneurs et le groupe émirien DP World à 60 %. 

Par contre, ce port, dont le terminal sera aménagé sur 300 hectares, avec un chenal maritime de cinq kilomètres et un quai d’une largeur de trois kilomètres, détruira non seulement l’écosystème terrestre et maritime de la côte sénégalaise, de la pêche pratiquée depuis des siècles par les populations wolof de la région dans leurs pirogues, aux bancs de plancton dont se nourrissent les baleines, aux réserves naturelles, forêts de baobabs et parcs à oiseaux, mais il détruira aussi tout un ensemble de villages, de maisons, de champs à l’intérieur des terres, qui devront être rasés pour laisser la place aux terminaux de stockage et aux nouvelles routes pour les mille camions qui feront quotidiennement l’aller-retour entre le port et l’aéroport Dakar Blaise-Diagne, et dont les habitants, forcés au déplacement, ne sont même pas sûrs d’être indemnisés. 

Toubab Dialaw, ce sont des plages touristiques, des restaurants de poisson, des hôtels et des habitations, mais aussi des centres culturels importants comme l’Espace Sobo Badè, fondé par le poète haïtien (récemment décédé) Gérard Chenet, un lieu d’art, de musique et de littérature, qui organise des résidences et des festivals bisannuels, où se retrouvent des artistes du monde entier et griots africains renommés, ou encore le Théâtre de l’Engouement, l’école de théâtre pour jeunes de l’association Djarama, dirigée par la comédienne Patricia Gomis… tout cela sera donc en grande partie rasé, tout comme risque de disparaître l’Ecole des sables de Germaine Acogny. Et le même sort plane sur plusieurs villages des alentours.

Avec les habitants et différentes associations, dont l’Ecole des sables, une résistance contre le projet du port est en train de se mettre en place, qui demande de nouvelles études sur les impacts écologiques, veut se renseigner sur des alternatives, met en avant le manque d’informations des populations locales, exige des mesures d’accompagnement plus innovantes des communautés, ou propose même d’épargner quelques kilomètres carrés de territoire pour sauver les espaces culturels de la région. Dans Dialaw Project, Germaine Acogny parle d’un « poumon vert » qu’il s’agit de sauver, face au monstre que représente le port. 

Dialaw Project, un spectacle qui mêle danse, théâtre, récit, projections et que nous avons imaginé, élaboré, écrit et chorégraphié avec un groupe d’artistes d’Afrique et d’Europe, parle de cela : comment résister au nouveau maître à la fois de l’Afrique et de l’Europe qu’est le néolibéralisme, contre lequel la culture semble impuissante ? Quelle histoire peut raconter le théâtre, entre la préservation des traditions et des terres ancestrales, et la poussée forcée vers le développement ? Déjà, la toute première chose à faire, c’est de parler de la menace du port. Il faut que le monde sache. Commençons par cela.  

1 La dernière fois qu’elle s’y est produite, en octobre 2021, en première partie du Sacre du printemps dansé par un groupe de danseur·euses africain·es formé·es entre autres à l’Ecole de sable, c’était en duo avec Malou Airaudo, danseuse iconique du Tanztheater Wuppertal, qui a dansé elle-même le rôle de l’Elue dans le Sacre de Pina Bausch.

2 Le spectacle est toujours en tournée. Il a été joué sur tous les continents du monde, dans des dizaines de pays. Les dernières représentations ont récemment eu lieu en Australie. Le spectacle a été montré à la biennale de danse de Venise, à l’occasion de la remise à Germaine Acogny du Lion d’or de la danse en 2021.


Ian De Toffoli, né à Luxembourg en 1981 dans une famille italo–luxembourgeoise, est écrivain, dramaturge et universitaire.


 

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