Les douloureuses
Burn-out féministe et travail du (self-)care
Les rares fois que l’on thématise l’épuisement féministe, la forme la plus courante et la plus visible est celle en lien avec des facteurs externes à l’activisme féministe et à la réception des luttes féministes dans la société. Ne pas voir ou voir peu de changements après tant d’années de combat féministe, répéter toujours les mêmes choses ou subir des attaques directes ou indirectes, comme les shit storm et les menaces par des trolls antiféministes, peut mener à l’épuisement et à l’abandon. Un exemple très marquant est celui d’Anaïs Bourdet qui en 2012 a créé le site « Paye ta Shnek1 » pour collecter des témoignages de harcèlement sexiste. En juin 2019 elle tire sa révérence en même temps que la sonnette d’alarme : « Ça fait des mois que je réfléchis à l’avenir de PTS, que j’hésite : arrêter, ou continuer ? Je vous dis les choses telles qu’elles me viennent : je n’en peux plus. Je n’y arrive plus. Je n’arrive plus à lire vos témoignages et à les digérer en plus des violences que je vis dès que je mets le pied dehors. Je ne m’autorise pas à laisser passer les choses, car après tout, si même moi je ne réagis pas, qui le fera ? Je n’ai pas ou plus les épaules, je suis épuisée et, honnêtement, terrorisée. (…) Prenez soin de vous, prenez soin de vos proches, de vos potes. Cultivez la bienveillance. Autorisez-vous à ne pas être au top tout le temps.2 ». Au Luxembourg, le burn-out est un sujet tabou, d’ailleurs il n’est pas reconnu comme maladie professionnelle. Quand il est thématisé, c’est néanmoins toujours en lien avec le travail (rémunéré) et le monde professionnel. Quand il se passe dans les milieux militants (et très souvent bénévoles), le burn-out devient encore plus invisible, encore plus tabou. Comme si les activistes – de par leur engagement et leur passion – étaient immunisé·e·s contre l’épuisement, la flemme et le ras-le-bol. Cette vision idéalisée de l’activisme se fait très souvent aux dépens du propre bien-être et nous mène à questionner le travail du care au sein même de l’activisme féministe.
Cet article se propose de discuter, d’un côté, dans quelle mesure l’institutionnalisation du féminisme, ainsi que sa récupération néo-libérale, poussent les activistes au burn-out. De l’autre, comment les relations de pouvoir entre féministes et les conflits qui en résultent impactent sur le bien-être individuel, entravant ainsi la solidarité. Pour finir une ouverture sera créée autour de communautés du care.
Néo-libéralisme et management féministe
A partir des années 1980/90, le féminisme (à l’étranger et au Luxembourg) commence doucement à s’institutionnaliser. Les féministes intègrent les universités, les ministères et les entreprises ; les associations de femmes obtiennent des subventions régulières ou des conventions qui leur assurent des postes payés, permettant ainsi une continuité dans leur travail sans devoir se soucier du financement de leurs activités. La reconnaissance du travail des féministes a un impact positif, car elles n’ont plus besoin d’agir dans la précarité ou la clandestinité. Si dès le début, des voix féministes radicales ont cependant porté un regard méfiant sur cette institutionnalisation, son impact sur le long terme n’a pas été analysé en termes d’épuisement. Pourtant, c’est ce que j’observe depuis presque dix ans d’activisme, car si l’institutionnalisation a permis de sécuriser certaines ressources, cette officialisation s’accompagne d’un contrôle accru. Des instances de contrôle sont créées par les gouvernements et maints financeurs, parfois il faut même passer par des boîtes d’audit qui vont évaluer le succès ou non de différents projets en termes de rentabilité, de quantification et de conformité par rapport à des critères préétablis. Tout ce vocabulaire très managérial est appliqué aux luttes des féministes qui vont elles-mêmes finir par fixer des objectifs quantitatifs au lieu d’objectifs transformateurs. Que peuvent bien vouloir dire des statistiques pour une structure qui travaille avec des personnes ou par rapport à des sujets tellement marginalisés qu’en nombre elle ne pourra jamais atteindre certains quotas ? Cette machinerie de la productivité entraîne aussi l’event management féministe : on se retrouve à exécuter le plus grand nombre possible d’activités sans plus avoir le temps d’étudier les réels besoins sociétaux. C’est comme si les féministes/organisations féministes étaient prises au piège entre gagner en reconnaissance de leurs luttes et piocher dans un catalogue d’activités féministes pour remplir les statistiques. Les féministes ou initiatives qui refusent ce cadre se voient « sanctionnées » par des processus d’éligibilité (présentés comme des processus démocratiques). Le néo-libéralisme affaiblit le féminisme et s’impose avec ses règles managériales et hiérarchiques en isolant les individu·e·s d’un combat féministe collectif et en favorisant la course à l’évènement (et peut-être aussi la concurrence)3. Cette gestion du social et de l’associatif entraîne non seulement une dépolitisation et une aseptisation du mouvement féministe, mais aussi le dépassement et le surmenage des activistes… et surtout des communautés constituant une minorité dans la minorité.
Blues féministe et non-dits
Ceci nous mène à l’épuisement lié à des conflits internes au féminisme et à sa façon ou à son incapacité de gérer les rapports de domination. Ceux-ci sont très souvent passés sous silence et cachés derrière des évènements « inclusifs » ou des descriptifs qui énumèrent différentes identités minorisées. La question du pouvoir et des positions sociales privilégiées entre féministes est très souvent évacuée au détriment d’un militantisme consensuel ou adouci. Un des conflits qui a donné lieu à beaucoup de déceptions et qui persiste encore aujourd’hui depuis les années 1970 est le rapport entre féministes (hétéras) et lesbiennes (féministes). Les femmes lesbiennes et queer peinent à faire reconnaître leurs revendications dans les politiques féministes (comme dans les politiques LGBTIQ+) et s’épuisent à tout le temps argumenter et répéter leur point de vue. L’énergie investie pour contrer ces actes d’écartement et d’effacement est de l’énergie qui par la suite manque dans le développement de sa propre communauté.
Cependant, il faut arrêter de prendre pour acquis ce travail du care et d’éducation (gratuit) par les femmes appartenant aux groupes minoritaires. Ce sont les féministes des groupes dominants qui doivent faire l’effort de s’instruire et de se documenter par rapport à leur domination et par rapport au point de vue des dominé·e·s. Pourquoi ce sont toujours les dominé·e·s qui doivent s’épuiser à expliquer les choses aux dominant·e·s ? Pour prendre l’exemple du sexisme4, celui-ci doit être analysé à partir du point de vue des dominées. Les femmes queer et les femmes racisées ne vivent pas le sexisme de la même manière, bien qu’il y ait des convergences dans le vécu du sexisme. Il y a tout autant de divergences et il faut considérer l’imbrication de différents rapports de domination.
Un des outils de cette domination est la dépossession de ce qu’un groupe minorisé a accompli. Ces groupes font un travail invisible de création d’une communauté et la font exister en donnant gratuitement de leur personne et de leur temps. Très souvent, ce travail se fait sur plusieurs années et dans l’ombre, car il s’agit en premier lieu d’autonomiser des communautés stigmatisées et de leur reconnaître la capacité d’agir sur elles-mêmes et sur la société. Ce travail nécessite de préparer le terrain et de se salir les mains – et il n’intéresse quasi personne. Pourtant, quand des résultats commencent à devenir visibles et que cela est interprété comme un succès, certaines personnes et structures s’approprient ce travail en s’implantant comme les novateurs·ices qui de plus ont les ressources et la visibilité pour « manager » une idée ou un projet, sans à la fin donner les crédits aux groupes qui ont fait tout le travail au préalable. Le féminisme dominant, si vraiment il aspire à détruire les rapports de pouvoir, doit se remettre en question, considérer les privilèges comme inscrits dans un système social qui dépasse les individu·e·s et activement travailler à la déconstruction des structures d’oppression et d’exploitation qu’il soutient et dont il profite.
Cela faisait des années que je réclamais une autoréflexion sur nos pratiques féministes au sein de divers regroupements, ainsi que sur nos modes de fonctionnement, de prise de décision et sur nos buts. A force de ne pas être écoutée, j’ai abandonné et je me suis retirée. Le plus dur a été la difficulté à en parler afin de ne pas nuire à des initiatives qui s’engagent pour l’égalité ou pour éviter de devoir faire la gestion émotionnelle et de voir apparaître le reproche de « diviser le mouvement », car qu’est-ce que cela voudrait dire pour le mouvement féministe (ou regroupement d’activistes féministes et/ou LGBTIQ+) s’il devait admettre qu’en son sein il y a des personnes qui vivent des expériences négatives, loin de l’émancipation et de la libération tant espérée5 ?
Pour des communautés du care ?
Ce qu’il y a de positif chez la plupart des communautés marginalisées est leur pouvoir à réinventer le social, à transformer la déception et l’épuisement en s’appropriant notamment des concepts comme le « care ». Les communautés lesbiennes et queer en donnent l’exemple depuis au moins cinquante ans en constituant des groupes d’entraide, en créant des espaces de parole et de créativité, en composant des familles électives, en proposant des modèles de société et de prise de décision alternatifs, etc6. Les féministes des années 70 avaient fait pareil, mais cette idée de prendre soin de nous-mêmes et des autres a été perdue en cours de route. Fort dommage, car ce sont justement ces actes anodins qui permettent de se ressourcer, de se connecter aux autres et de gagner en force pour faire face au cishétéropatriarcat. En parlant de care nous, féministes, parlons toujours des autres (femmes), mais nous ne parlons jamais de nous-mêmes, de notre travail (payé ou bénévole) qui nous prend du temps, de l’énergie et qui nous affecte. Nous évacuons la question de la charge affective inhérente à ce travail militant, comme si nous n’avions pas le droit de nous plaindre, car nous le faisons par conviction et par passion. Peut-être que la « révolution du care » se fera d’abord en reconnaissant nos limites et en considérant les apports des communautés les plus vulnérables et les plus marginalisées. Après neuf mois, Anaïs Bourdet a redonné du sens à son activisme féministe en se tournant cette fois-ci vers des actes quotidiens de « sororidalité »7 en nous offrant un bel exemple sur comment redonner un sens politique et collectif à la notion de (self-)care8.
- https://payetashnek.tumblr.com/ (toutes les pages Internet dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 5 février 2020).
- https://www.facebook.com/payetashnekleblog/
- L’activisme LGBTIQ+ est confronté à des problématiques similaires, mais dont les spécificités nécessiteraient un article à part.
- Leah BRETZ et Nadine LANTZSCH, Queer_Feminismus: Label & Lebensrealität, Münster, unrast transparent, 2013, p. 25-33.
- Les communautés queer ne sont pas exemptes de rapports de pouvoir et de personnes qui profitent de leur position sociale. Certaines de ces communautés ne sont pas assez critiques des dérives consuméristes et de la dépolitisation des cultures LGBTIQ+.
- https://tinyurl.com/qsvqlmk
- Contraction des mots sororité et solidarité.
- https://tinyurl.com/v8bfhn5
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