En janvier 2016, Tim Lomas, maître de conférences au département de psychologie de l’Université d’East London, a publié dans le Journal of Positive Psychology 1, un article accompagnant le lancement d’un site web dans lequel il se proposait de construire une liste de mots «intraduisibles» liés au bien-être 2. Cet article a été repris des milliers de fois sur Internet, mais également dans les médias traditionnels: The New Yorker aux États-Unis, The Independent en Grande-Bretagne, Le Monde en France, Bild en Allemagne, pour ne citer que les plus connus, en ont parlé.
La notion de «mots intraduisibles» exerce une fascination certaine. Une idée toujours répandue est que les mots dont on dispose façonneraient la manière dont on perçoit le monde, et que l’absence de mots pour dire certaines choses en empêcherait par conséquent la conceptualisation et la compréhension. C’était le parti pris de George Orwell quand il a inventé dans 1984 la novlangue dont le but est de priver les citoyens du vocabulaire nécessaire à l’élaboration d’une pensée critique.
Ne pas avoir de vocable unique pour dire une chose ne signifie cependant pas qu’on ne puisse pas la concevoir et la connaître. On citait autrefois les dizaines de mots qu’auraient les Inuits pour la neige ou les Asiatiques pour le riz. Mais un francophone est tout autant capable de faire la différence entre la neige qui vient de tomber, la neige recouverte d’une croûte de glace, la neige ancienne, le riz décortiqué cuit ou non cuit, le riz rouge ou le riz complet. Cela est encore plus vrai dans le domaine des sentiments humains, qui sont par essence universels. Ainsi, le mot allemand «Schadenfreude» est considéré comme n’ayant pas d’équivalent dans d’autres langues. Le fait de se réjouir du malheur d’autrui n’en est pas moins largement répandu au-delà des frontières allemandes. En ce sens, les concepts «intraduisibles» n’existent pas puisqu’on peut toujours les périphraser… ou importer le vocabulaire et se l’approprier, ce que toutes les langues ont fait de tous temps… quitte à en détourner la signification. Le mot «amour» lui-même se traduit ainsi par «love» en anglais comme chacun le sait. Mais quand les anglophones utilisent le mot français dans le texte, la connotation glisse vers la «love affair or lover, especially one that is secret 3». Tout comme la «liaison» qui est en français une «relation amoureuse plus ou moins durable entre deux personnes 4», mais en anglais «an illicit sexual relationship 5».
Si le fonctionnement des langues et du langage est aujourd’hui étudié sous de nouveaux angles par les scientifiques, les différences et les nuances qui existent d’une langue à l’autre continuent de soulever de nombreuses questions et alimentent la curiosité… tout en donnant du fil à retordre aux traducteurs. Une recherche sur «untranslatable words» sur google donne 311000 résultats.
Les nuances comptent
Dans le contexte de ce dossier, nous nous sommes intéressés plus particulièrement aux mots ayant trait à l’amour. Ne dit-on pas souvent qu’en luxembourgeois courant, le mot «aimer» n’existe pas 6? Le Lexikon der Luxemburger Umgangsprache de 18477 indique bien le verbe «Léwen, part. geléwt, lieben, aimer – Ndd. leewen; engl. Love», mais si ce verbe a vraiment existé, il n’est plus utilisé aujourd’hui. Certes, on peut dire «Ech hunn dech gär» ou «Ech si frou mat dir», mais est-ce vraiment la même chose que de déclarer «Je t’aime» ou «I love you»? Et comment fait-on la différence entre «I like you» et «I love you» en luxembourgeois… ou en français? Allez expliquer à un anglophone que «Je t’aime» est l’équivalent de «I love you» alors que «Je t’aime beaucoup» se traduit par «I like you», ce qui correspond de fait à un sentiment moins fort! Le Lëtzebuerger Online Dictionnaire (LOD) traduit quant à lui «to like» par «gutt ausstoe kënnen», «gutt (ge)brauche kënnen», ce qui paraît exprimer un sentiment moins amical que l’anglais «like».
Certaines langues ont imaginé, pour des sentiments que pourtant tout le monde a ressenti un jour ou l’autre, des nuances que d’autres langues ont davantage de mal à formuler. Le tagalog (une langue philippine) connaît ainsi le mot «kilig» qui exprime le sentiment d’excitation lorsqu’on se retrouve avec la personne qu’on aime (qu’on pourrait proposer de traduire en luxembourgeois par «Kribbelen am Mo»), tandis que «mamihlapinatapai» signifie en langue yagan (amérindienne) «un regard entre deux personnes dont chacune espère que l’autre va prendre l’initiative de quelque chose que les deux désirent mais qu’aucune ne veut commencer 8»! Si ce dernier exemple rassemble en un seul mot un concept assez complexe, le terme suédois, «sambo», également cité par Lombas, et qui désigne un couple non marié vivant sous le même toit, semble correspondre plus prosaïquement au «concubinage» ou à «l’union libre» français et au «live in partnership» anglophone. De même, «coup de foudre» peut être traduit en anglais par «love at first sight», même si l’image française est évidemment plus expressive.
Lomas a déniché la majorité des termes qui constituent sa liste sur des sites Internet dédiés aux mots «intraduisibles», qui pullulent en langue anglaise et qui se copient tous les uns les autres. Un mot qui revient également d’un site à l’autre est «cafuné» qui signifie en portugais brésilien «caresser tendrement les cheveux de quelqu’un». Un autre est «iktsuarpok» qui, en inuit, indique le fait d’attendre impatiemment l’être aimé. Il y a aussi «odnoliub» qui est en russe une personne qui n’a qu’un amour dans sa vie ou encore «oodal» par lequel les Tamouls disent la colère feinte de deux amants après une dispute. Comme les auteurs de ces sites, Lomas (qui n’est ni traducteur ni linguiste) ne comprend pas les langues dans lesquelles sont utilisés ces termes, il ne peut (donc) pas vérifier les nuances qu’ils peuvent exprimer selon le contexte, ce qui rend l’exercice amusant, mais à vrai dire assez peu probant sur le plan scientifique.
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