Il était une fois un petit pays dont tous les habitants étaient des « travailleurs contents de leur vie, amis des chansons et du franc rire1 » et ils étaient tous semblables.
Dans les documentaires de propagande touristique que tournait le cinéaste Philippe Schneider dans les années 1950 à 1970, les résidents du Luxembourg, ce dernier pourtant qualifié dans l’un d’eux de « confluent de civilisations2 », ne risquaient guère de se heurter à des personnes se distinguant d’eux par « l’appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une race ou ethnie différente de la leur », pas plus qu’ils ne rencontraient dans les rues de la capitale des concitoyens handicapés ou trans, ou encore des personnes qu’on aurait pu soupçonner d’adhérer à une religion autre que la foi chrétienne. Le terme et le concept mêmes de discrimination dans le sens de « différence de traitement entre des groupes humains » n’apparaissent qu’assez tardivement. Une rapide et très empirique recherche sur le mot « discrimination » dans la presse luxembourgeoise numérisée par la Bibliothèque nationale révèle que le mot resta longtemps utilisé dans son sens premier de « différenciation entre deux sujets » ou dans un sens économique. Il ne commence à prendre la signification qu’on lui donne aujourd’hui qu’au début des années 1930, dans le contexte des persécutions nazies contre la population juive en Allemagne.
Maach wéi d’Leit …
Dans le Luxembourg d’après-guerre, la réalité n’était bien sûr pas tout à fait aussi idyllique (ou cauchemardesque, selon le point de vue !) que ne voulaient le faire croire les films de Schneider, mais le Luxembourg est longtemps resté un pays assez homogène qui arrivait à assimiler les arrivées successives de travailleurs immigrés, sans provoquer trop de tensions. La prospérité du pays qui dépendait majoritairement de ces immigrés, mais aussi le fait que ceux-ci étaient presque tous blancs et catholiques, expliquent certainement en grande partie cette intégration globalement réussie. Elle n’alla toutefois pas sans heurts. Né en 1950, Jean Portante a ainsi raconté dans Mrs Haroy ou La mémoire de la baleine (Luxembourg, Editions Phi, 1994) les insultes et les préjugés qui frappaient les Italiens venus s’installer au Grand-Duché, mais aussi leur difficulté et celle de leurs enfants à se couler dans leur nouvelle identité luxembourgeoise.
C’était l’époque du « Maach wéi d’Leit, da geet et der wéi de Leit », ce qui pourrait être traduit par « A Rome, fais comme les Romains et tu seras traité comme les Romains ». Pour ne pas se faire remarquer, mieux valait être catholique, marié (à l’église), blanc et hétérosexuel (l’homosexualité était réprouvée ou ridiculisée et donc le plus souvent cachée). Les personnes handicapées demeuraient peu visibles dans l’espace public qui n’était par ailleurs pas adapté à leurs besoins spécifiques. Les boat people vietnamiens, les enfants adoptés à l’étranger ou la communauté chinoise très discrète n’ont pas suffi à habituer les Luxembourgeois à la diversité. Mais avec l’immigration portugaise dans les années 1970 – et bien que le gouvernement de l’époque ait tenté de les en dissuader3 –, les premiers Capverdiens sont arrivés. Ils étaient certes catholiques, mais détonnaient par la couleur de leur peau. Ils ont été suivis une quinzaine d’années plus tard par les réfugiés de l’ex-Yougoslavie, au teint clair, mais dont beaucoup étaient musulmans. Assez rapidement, l’islam est devenu la deuxième religion du pays. Avec la mondialisation, puis l’arrivée de plus en plus de réfugiés fuyant un monde en crise économique, militaire et climatique, le Luxembourg a commencé à changer de manière visible. Parallèlement, les mouvements féministes, suivis des homosexuels, puis des militants handicapés, ont commencé à exiger la fin des discriminations exercées à leur égard.
Tout fier d’avoir accordé le droit de vote aux femmes dès 1919 et autorisé en 2015 le mariage homosexuel (et d’avoir même un Premier ministre très populaire marié à un homme), le Luxembourg se présente aujourd’hui dans son nation branding comme un « melting-pot de nationalités, de cultures et de langues » et un « carrefour cosmopolite », « where integration is an everyday reality »4. C’est la version moderne du conte de fées de Philippe Schneider, une image attrayante derrière laquelle se cache une autre réalité. Depuis des décennies, on connaît ainsi la discrimination dont sont victimes les enfants issus de l’immigration, du moins ceux qui ne peuvent pas accéder aux écoles internationales, mais aussi ceux issus de milieux socioculturels défavorisés. Dans les études du Programme international pour le suivi des acquis (PISA), ce point est régulièrement souligné sans que les multiples réformes engagées par les ministres de l’Education successifs ne semblent y changer quoi que ce soit.
La discrimination exercée envers les résidents étrangers privés de vote n’est certes pas un phénomène typiquement luxembourgeois, mais acquiert un poids particulier dans une population dont 47,4 % des habitants (en 20205) ont un passeport étranger et ne contribuent pas moins à la prospérité du pays. Tout comme les plus de 200 000 frontaliers6 qui ne bénéficient pas toujours des mêmes avantages que leurs collègues luxembourgeois. Dans un petit pays où les réseaux sont importants, les nouveaux arrivants sont, qui plus est, fortement désavantagés par rapport aux habitants de longue date, ceci aussi bien en ce qui concerne la recherche d’un emploi que d’un logement. Et alors que le pays se vante officiellement de son multiculturalisme, beaucoup de ses habitants semblent continuer à penser qu’un Luxembourgeois est forcément blanc et catholique (pas nécessairement pratiquant), comme peuvent en témoigner toutes les personnes au physique « exotique », parlant souvent parfaitement la langue nationale et se considérant comme Luxembourgeois, à qui on ne cesse de demander d’où elles viennent et ce qu’elles font ici.
Avec les mouvements #MeToo et Black Lives Matter, l’apparition sur la scène médiatique d’associations comme Lëtz Rise Up ou Finkapé et une attention accrue portées aux personnes LGBTIQA+, les revendications de certaines « minorités » ont soudain pris de l’ampleur ces dernières années. L’étude Being Black in the EU, citée à plusieurs reprises dans le présent dossier, a fait l’effet d’une petite bombe en révélant en 2018 que le Luxembourg était l’un des pays dans l’Union européenne où les personnes racisées se sentent le plus discriminées et harcelées. La réaction sincèrement choquée de la ministre de la Famille et de l’Intégration, Corinne Cahen (DP), a été beaucoup critiquée, mais la majorité des Luxembourgeois a très probablement été tout aussi prise de court. On se croyait « ouverts, tolérants et solidaires » et on se découvre au mieux naïfs, au pire hypocrites et consciemment ou inconsciemment racistes, sexistes, transphobes.
Des mots nouveaux
Des mots nouveaux sont apparus : personnes racisées, afrodescendant·e·s, racisme structurel, cisgenre, transgenre, privilèges blancs, intersectionnalité. Un fossé s’est ouvert entre, d’un côté, ceux et celles qui veulent accéder enfin aux mêmes droits et aux mêmes opportunités que les « vieux mâles blancs », et, de l’autre, ces derniers que les premiers soupçonnent de se cramponner à leurs privilèges et à leur pouvoir. Mais pour reprendre la terminologie d’un livre de Norbert Elias et John L. Scotson, également cité dans ce dossier, quand les « établis » font la sourde oreille, les « marginaux » haussent le ton. Les positions se sont rapidement durcies, soutenues par le fonctionnement des réseaux sociaux, peu propices aux discours nuancés. Le combat contre les discriminations fait aujourd’hui de plus en plus appel à des arguments dogmatiques, voire sectaires. Au débat politique, on oppose le « ressenti » et les condamnations morales. Au lieu d’agir ensemble pour changer les choses, les uns se retranchent dans la nostalgie du Luxembourg d’antan fantasmé par Philippe Schneider ou, au contraire, se confondent en mea culpa et suivent des workshops pour apprendre « ce que signifie être blanc7 », alors que les autres dénoncent, voire cherchent à « canceller » toute personne ou toute œuvre susceptible d’être perçue comme « problématique ».
En France, la revue Le Débat, dirigée par l’historien Pierre Nora, vient de jeter l’éponge et cesse de paraître après 40 ans d’existence. Elle avait vu le jour en 1980, à un moment où les révolutionnaires des décennies précédentes « comprenaient qu’on vivrait toujours avec des gens avec lesquels on n’est pas d’accord, et que le but n’était pas de les anéantir, mais de discuter avec eux8 ». Créé à peu près à la même époque (en 1976), le magazine forum, qui se veut également un lieu de débats, d’échanges et de partage d’idées, tient bon. Mais confrontés au dialogue de sourds qui s’est installé entre les différents fronts, nous avons tenté de relancer la discussion à notre façon, en invitant nos auteurs à réfléchir au fonctionnement de la discrimination, à ses effets et à ses conséquences.
La difficile reconnaissance des discriminations au Luxembourg
Dans l’article qui ouvre le dossier, Fernand Fehlen recommande à tout lecteur de se soumettre pour commencer à un test d’association implicite, qui démontre qu’on a tous tendance à associer inconsciemment des visages blancs à des valeurs positives et des visages noirs à des valeurs négatives. Ainsi ébranlé dans ses certitudes, le lecteur apprendra comment l’exclusion et la discrimination d’un groupe par un autre sont mises en place et procurent à la fois des privilèges et la justification de ces privilèges au groupe dominant. Après cette introduction théorique, l’auteur analyse le contexte luxembourgeois qui cache, derrière la façade d’un multiculturalisme affiché, une réalité plus complexe incluant travailleurs immigrés, expatriés et frontaliers. Il en vient enfin à la fameuse étude Being Black in the EU qui a révélé au grand jour un racisme au quotidien absent jusqu’alors dans le discours public. Fernand Fehlen consacre également sa rubrique mensuelle « Faktuell » (p. 14) à cette étude.
Léonie de Jonge revient à la manifestation solidaire du mouvement Black Lives Matter, qui a eu lieu au Luxembourg en juin dernier, après la mort de l’Afro-Américain George Floyd, étouffé par un policier blanc à Minneapolis. Suite à cette manifestation, plusieurs afrodescendantes luxembourgeoises ont témoigné dans les médias des discriminations racistes dont elles ont été victimes. Se référant à l’exemple britannique et à l’évolution de sa politique d’immigration depuis la Seconde Guerre mondiale, Léonie de Jonge questionne la notion de société post-raciale qui, en tentant de surmonter le racisme et la notion de races, en vient paradoxalement à réduire au silence les victimes de violences racistes. C’est d’une certaine façon ce qui est arrivé aux jeunes femmes noires qui ont relaté leurs expériences au Luxembourg et n’ont pas été entendues.
En 2000, l’Union européenne a adopté deux directives visant à instaurer le principe de l’égalité de traitement et à lutter contre les discriminations. François Moyse relate la difficile transposition de ces directives dans le droit luxembourgeois. Ce n’est qu’en 2006 que des lois en ce sens sont votées, après que le Luxembourg a été condamné en 2005 pour le retard pris dans leur transposition. Elles définissent la discrimination directe et indirecte ainsi que les motifs de discrimination, introduisent des nouveautés procédurales et créent le Centre pour l’égalité de traitement (CET) présenté à la fin du présent dossier. Moyse termine son article par des réflexions sur la relation entre discriminations et liberté d’expression.
L’école est au Luxembourg un des lieux où les discriminations s’exercent de la façon la plus flagrante. Or, si plusieurs centres et instituts proposent des formations aux enseignants désireux de les combattre, Andy Schammo explique qu’il n’existe pas de stratégie antidiscriminatoire au niveau national. Des études approfondies sur les discriminations dans l’enseignement sont nécessaires, de même qu’une stratégie de prévention à différents niveaux visant à mieux informer les victimes et à former les enseignants, adossée à une stratégie d’intervention lorsque des comportements discriminatoires sont signalés. L’auteur en appelle au ministère de l’Education nationale pour se saisir de la problématique.
Petra Stober s’intéresse à une forme de discrimination souvent passée sous silence : celle dont sont victimes les personnes âgées. De façon souvent brutale, on se retrouve confiné chez les vieux, évincé des formations continues, déclaré dépassé. Le marché du travail ne prenant en compte que la rentabilité des employés, c’est des plus âgés que se débarrasse en premier une entreprise en difficulté. Les salariés ainsi mis à la retraite avant l’heure n’ont le plus souvent ni les moyens ni le courage de contester cette décision. Dans les universités, les maisons de retraite, dans la mode, dans les supermarchés, partout les personnes âgées sont rejetées, infantilisées, ignorées, invisibilisées ou dédaignées. L’auteure en appelle à la rébellion et à un sursaut de créativité pour leur rendre leur dignité et reconstruire dans notre société de vrais lieux de vie et de rencontre.
Safe(r) spaces et hate speech
Enrica Pianaro explique et défend le concept de safe(r) spaces. Ces espaces protégés répondent au besoin de certains groupes de se regrouper au sein d’entités qui leur sont réservées. Elle retrace l’origine du concept inventé par le mouvement gay et lesbien dans les années 1960, et rapidement repris par les féministes. Aucun espace n’étant toutefois sûr à cent pour cent, certains préfèrent parler de safer space pour désigner des espaces que chacun s’évertue à rendre plus sûr par l’autoréflexion ou la gestion des temps de parole et des conflits. L’auteure énumère des exemples de safe space dans la communauté LGBTIQA+ au Luxembourg et les réactions qu’ils ont suscités. Aux reproches du « repli sur soi » ou de l’exclusion, elle répond par la nécessité de ces lieux, qui sont aussi des espaces de mobilisation et de stratégie pour les « minorités » concernées.
Maxime Weber analyse les commentaires discriminatoires publiés sur les réseaux sociaux luxembourgeois et émanant essentiellement de trois sources différentes. La première est constituée par des groupements politiques. L’auteur cite en exemple les commentaires publiés sur Facebook et Instagram de « Wee 2050 », qui se fait régulièrement remarquer par une rhétorique xénophobe. Un deuxième sous-groupe rassemble les profils privés de militants tels que Tom Weidig ou Fred Keup, tous deux liés à « Wee 2050 ». Les déclarations discriminatoires se retrouvent en troisième lieu dans les commentaires des organes de presse tels que RTL Radio Lëtzebuerg, Eldoradio ou L’Essentiel. Afin de combattre ces phénomènes, Weber préconise un certain nombre de stratégies, adaptées à chacune des trois sources.
Désapprendre la discrimination
Frédéric Krier constate dans un premier temps que les salariés peinent à prouver l’existence de comportements discriminatoires sur leur lieu de travail. Le combat contre les discriminations constitue un élément primordial dans le travail et les missions de l’Onofhängege Gewerkschaftsbond Lëtzebuerg (OGBL), qui rassemble tous les salariés, indépendamment de leur statut, leur nationalité ou leur résidence. Le syndicat se bat depuis sa création pour l’égalité de tous, tout en tenant compte des besoins spécifiques de certains groupes. L’OGBL a ainsi oeuvré pour que les salariés de nationalité étrangère, y compris les frontaliers, puissent participer aux élections des chambres professionnelles et bénéficient des mêmes droits. Les conventions collectives, qui constituent un moyen essentiel pour garantir l’égalité de traitement à tous les salariés, ne concernant actuellement qu’une minorité d’entre eux. L’auteur en appelle donc au gouvernement pour réformer la loi en ce sens.
Une réflexion plus philosophique de Petra Stober nous questionne sur notre propre rapport à la discrimination et encourage à combattre en nous l’incitation à discriminer, ce qui exige une volonté affichée, une attention de tous les instants et une créativité particulière. Désapprendre la discrimination est le mot d’ordre qu’elle nous laisse à la fin. En clôture du dossier, vous découvrirez un court récit de Burkhard Meyer-Bernsdorf, qui évoque une rencontre qui a eu lieu il y a de longues années dans un pays dans lequel il a voyagé étant enfant. Elle vous hantera encore longtemps après avoir refermé ce dossier.
- Au cœur de l’Europe – Connaissance de l’Europe : le Luxembourg (Philippe Schneider, 1963, produit par le Service gouvernemental d’expansion économique et touristique).
- Escale au Luxembourg (Philippe Schneider, 1974, production Filmstudio Philippe Schneider).
- Denis SCUTO, Histoire des immigrations au Luxembourg (XIXe-XXIe siècles). Brochure publiée pour le 25e anniversaire du Département des immigrés de l’OGBL, 2010.
- https://luxembourg.public.lu/fr/boite-a-outils/la-marque/les-valeurs-du-luxembourg.html (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 25 septembre 2020).
- Source : Statec.
- Idem.
- https://www.zeit.de/video/2020-07/6170114940001/rassismus-oh-ich-bin-ja-weiss
- Pierre NORA, « Les carapaces identitaires sont en train de gagner l’espace public », dans Charlie Hebdo n° 1469, 16 septembre 2020, p. 14.
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