- Kultur
Passé digital cherche utilisateurs futurs
À propos de l’exposition « Eischte Weltkrich : La Grande Guerre au Luxembourg »
«What do exhibitions represent and how do they do so? » se demandait le muséologue américain Ivan Karp en 1991 dans ce qui est devenu un ouvrage de référence Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display.1 En effet, une exposition, ce champ complexe réunissant les intentions du créateur d’un objet, la mise en espace du même objet par le producteur de l’exposition et les opinions des visiteurs, précise Karp, n’est jamais neutre. C’est un instrument de contrôle qui épouse et traduit un point de vue, celui du commissaire d’exposition, et une politique, celle du musée ou de l’institution qui en détermine le sens. Le musée, et par extension ses expositions, deviennent dès lors ‘une manière de voir’, comme le décrit l’historienne d’art Svetlana Alpers dans le même recueil.2
Depuis, d’innombrables études émanées du domaine des ‘museum studies’ n’ont cessé de déconstruire les relations entre l’objet, le curateur et les publics et de questionner la manière discrète voire invisible dont les mises-en-scène orientent la perception et la formation d’opinion des visiteurs. Au Luxembourg, ces pratiques muséales ou curatoriales sont très peu discutées ou mises à plat. Pourtant, elles sont essentielles pour comprendre des expositions et pour les rencontrer de manière informée. J’aimerais donc proposer de faire un essai et d’appliquer la question de Karp « que représentent les expositions et comment le font-elles ? « au contexte luxembourgeois, en prenant comme exemple un sujet historique, la Première Guerre mondiale et son traitement digital avec Eischte Weltkrich: La Grande Guerre au Luxembourg (www.ww1.lu). Cette manière d’interroger un projet d’exposition, même digital, me permettra d’éclairer les grandes lignes de son organisation et de son concept, son discours sous-jacent et son impact. Le but poursuivi est de pousser la réflexion autour des pratiques curatoriales, digitales ou autres.
Produite par le Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C2DH) de l’Université du Luxembourg, l’exposition digitale Eischte Weltkrich: La Grande Guerre au Luxembourg fut inaugurée le 19 avril de cette année en présence du premier ministre Xavier Bettel. C’était un moment longuement attendu. Une première exposition La Petite Guerre – le Luxembourg entre 1914 et 1919, développée également par des historiens de l’université suivant une commande du ministère de la Culture en 2012, avait été annulée en 2015 par le nouveau gouvernement faute de moyens financiers. Le projet d’une exposition digitale était envisagé par la suite pour permettre de valoriser les recherches déjà effectuées et pour amadouer les esprits (justement) en colère contre une politique culturelle erratique.
« L’exposition digitale Éischte Weltkrich: La Grande Guerre au Luxembourg [a] comme objectif d’aborder une période importante mais négligée et peu étudiée de l’histoire nationale », explique un texte d’introduction sur le projet sous la rubrique « à propos » du menu général. « Le projet a progressivement approfondi et élargi son ambition et entend devenir une ressource digitale durable », continue le texte un peu plus loin, et il précise : « le site web est conçu pour intéresser une large panoplie d’utilisateurs ayant des intérêts et degrés d’expertise variés ».
La prolifération d’expositions digitales ces dernières années est remarquable. Toutes semblent mues par un souci de durabilité, alors que le digital, avec ses formats changeants et ses technologies évoluant à un rythme vertigineux est par essence éphémère et fugace. Que restera-t-il donc de ce projet ambitieux d’ici cinq, dix ou quinze ans ? Et qui assurera cette durabilité ? Qui s’occupera des mises à jour nécessaires ? Les questions sont légitimes, mais sans réponse pour l’instant. Entrons donc dans le site et laissons-nous prendre au jeu de la découverte.
Eischte Weltkrich s’ouvre sur une page d’accueil montrant alternativement une photo d’un tank américain, celle d’un rassemblement devant une maison bombardée, et un défilé de soldats. Les visuels sont attrayants, présentés sur un arrière fond gris chaud et feutré. Un zoom automatique dans l’image donne à cette entrée en matière une notion de dynamisme et invite à se plonger dans le sujet. Une fonction pleine page n’est cependant pas disponible. Du moins n’en ai-je pas trouvé. L’immersion restera donc forcément incomplète ; l’histoire et les objets qui la racontent garderont leur distance.
Quatre modes de navigation indépendants mais interconnectés sont ensuite proposés pour naviguer sur le site : un mode narratif axé autour des thèmes « Occupation », « Chagrin et Perte », « Faim » et « Après-Guerre » pour raconter la Première Guerre mondiale au Luxembourg ; une collection digitale composée de 348 éléments et divisée en sept catégories : audio, livre, correspondance, image, objet, vidéo et autre ; une carte interactive géo-référencée et une chronologie.
La narration se déploie en alternant ou en combinant des textes avec des photographies ou autres éléments de la collection de manière dynamique. Chaque texte ne compte pas plus de huit à dix lignes, mais en accumulant sous-chapitres et sous-divisions, le mode narratif reste classique, péchant quelque peu par une surcharge d’informations écrites. Le visiteur devient un lecteur traditionnel, feuilletant un album augmenté. Pour l’émerveillement qui se produit lorsqu’un objet a le pouvoir d’interpeler le visiteur d’une exposition, de capter son attention et stimuler son imagination, il y a seulement très peu de place ici. Malgré un graphisme très soigné et attentif, il n’y a guère d’aura qui se dégage de la scénographie proposée. Dès lors, se pose la question du public ciblé et de l’expérience dont les auteurs de l’exposition veulent faire profiter leurs visiteurs. Vu l’approche académique du premier mode d’exploration du site, il semble improbable que Eischte Weltkrich puisse attirer de nouveaux publics hors des cercles traditionnels du ‘Bildungsbürgertum’. C’est une exposition faite par des universitaires, historiens et éducateurs, dans le but de valoriser des recherches préalables. « La large panoplie d’utilisateurs ayant des intérêts et degrés d’expertise variés » visée officiellement dans l’introduction de l’exposition se réduit de fait à un public éclairé, sinon du moins appliqué, capable d’apprécier à sa juste valeur les trouvailles historiques mises à disposition.
Ainsi se présente également la « Collection ». Les 348 éléments qui la composent sont arrangés sous forme de vignettes, toutes rubriques confondues, et s’agrandissent en cliquant dessus. Les éléments de la collection sont aussi consultables par rubrique ou par date avec un moteur de recherche qui permet une exploration facile et efficace. Les catégories proposées et leurs intitulés cependant méritent une attention particulière, notamment la rubrique « image ».
Avec 230 entrées, elle est numériquement la plus importante. Elle se présente comme un fourre-tout regroupant des photographies digitalisées tout aussi bien que des reproductions de tableaux, de cartes postales, de gravures et des cartes géographiques. Seules sont exclues les images animées qui se retrouvent dans une catégorie à part, « vidéo ».
La « Collection », une banque de données en fait, est sans aucun doute la partie la plus importante de ce projet digital. Il est d’autant plus surprenant de constater une telle imprécision dans son classement qui réduit des objets visuels à leur unique surface imagée, sans distinguer leur médium ou leur technique de production. Cette manière de concevoir de manière unidimensionnelle des objets complexes se traduit aussi dans leur traitement digital. Ainsi, ni les photographies, ni les cartes postales, ni aucun des autres matériaux visuels ne semblent avoir de dos. Seule l’image du recto est montrée. L’accès aux informations précieuses souvent contenues sur le verso est inexistant. La chercheuse en Culture visuelle que je suis est frustrée. Serai-je donc, moi aussi, exclue du public visé ?
La « Carte » est similairement décevante. Elle indique l’emplacement de cimetières, d’hôpitaux, d’abris ou d’usines entre autres en donnant des explications très sommaires seulement et, surtout, généralement sans se référer à des visuels et sans proposer un ancrage dans une géographie contemporaine. Mais, disent ses auteurs, il s’agit d’un projet évolutif. Il faut donc espérer que les défauts existants seront peu à peu corrigés, que le profil des utilisateurs prenne forme dans l’esprit des créateurs de cette exposition et que les contenus seront adaptés. L’enjeu n’est pas moins que notre histoire commune.
1 Karp, Ivan. 1991. « Culture and Representation ». In Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, eds Ivan Karp et Steven D. Lavine, p. 11. Washington and London: Smithsonian Institution Press.
2 Alpers, Svetlana. 1991. « The Museum as Way of Seeing ». In The Poetics and Politics of Museum Display, pp. 25 – 32.
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