« Waaake Up! Wake up! Wake up! Wake up!
Up ya wake! Up ya wake! Up ya wake! »
Do the Right Thing
Saïd ouvre les yeux.
La Haine
Il n’est pas sûr qu’au moment où vous tiendrez en main ce numéro de forum, le film Les Misérables soit encore à l’affiche au Luxembourg. Mais en France, où il avait dépassé les 900 000 spectateurs dès la deuxième semaine, il a reçu le Prix de la mise en scène au Festival de Cannes, a été sélectionné pour représenter le pays aux Oscars et caracole en tête des nominations aux Lumières 2020, l’équivalent français des Golden Globes, qui seront remis par la presse étrangère le 27 janvier. Le premier film à avoir reçu ce prix en 1996 fut La Haine.
Le long métrage de Ladj Ly est l’aboutissement provisoire d’une lignée de films, ouvertement politiques, qui thématisent de façon percutante – parfois délibérément provocante – les tensions sociales et notamment ethniques qui ébranlent les démocraties occidentales. Ce faisant, ils en questionnent les limites et les défaillances. L’un des premiers fut Do the Right Thing, qui a mis en place une matrice adaptée par ses successeurs aux différents contextes nationaux.
Le présent article se focalisera sur les trois films les plus emblématiques du genre que sont, dans l’ordre, Do the Right Thing, La Haine et Les Misérables, auxquels j’ajouterai la production allemande Wir sind jung. Wir sind stark.
Les films
Dans Do the Right Thing (1989), Spike Lee interprète le livreur de pizzas Mookie qui doit sans cesse arbitrer entre son patron italo-américain Sal (Danny Aiello) et les clients afro-américains de ce dernier. Buggin’Out (Giancarlo Esposito) exige que Sal remplace dans son restaurant les photos des stars italo-américaines par des célébrités noires, tandis que Radio Raheem (Bill Nunn) refuse de baisser le son de son énorme radio. Au soir d’une journée caniculaire, Sal détruit la radio de Radio Raheem en proférant des injures racistes et dans la mêlée qui s’ensuit, des policiers étranglent Radio Raheem. Mookie jette une poubelle dans la vitrine de la pizzeria, qui est ensuite mise à feu et à sang par la foule. Le lendemain, il retourne chez Sal pour réclamer son salaire.
L’action de La Haine (Mathieu Kassovitz, 1995) est située dans la cité fictive des Muguets après une bavure policière. Dans les émeutes qui ont suivi, Vinz (Vincent Cassel) a ramassé l’arme d’un policier et jure de « buter un keuf ». Le lendemain, il traîne dans la cité avec ses amis Saïd (Saïd Taghmaoui) et Hubert (Hubert Koundé), puis ils se rendent à Paris où Hubert et Saïd sont arrêtés par la police. Ayant raté leur dernier train, ils s’infiltrent dans un vernissage avant de se battre contre des skinheads. De retour dans la cité, Vinz remet l’arme à Hubert. Quelques minutes plus tard, il est tué par un policier.
Wir sind jung. Wir sind stark. (Burhan Qurbani, 2014) nous ramène à Rostock en août 1992. Le film commence après une nuit d’émeutes contre un foyer pour réfugiés. Les points de vue sont démultipliés entre Lien (Trang Le Hong), d’origine vietnamienne ; Robbie (Joel Basman) et son ami Stefan (Jonas Nay) qui traînent avec une bande de néonazis ; et Martin (Devid Striesow), responsable politique et père de Stefan. Alors que Martin et ses amis politiques ne savent comment réagir aux émeutes racistes, les jeunes se rendent le soir venu devant le foyer d’immigrés où, applaudis par des milliers de badauds, ils attaquent l’immeuble où vit Lien.
Dans Les Misérables (Ladj Ly, 2019), nous suivons la première journée de travail de Stéphane (Damien Bonnard) dans la brigade anti-criminalité de Montfermeil. Avec ses deux collègues Chris (Alexis Manenti) et Gwada (Djibril Zonga), il doit retrouver un lionceau volé par des gamins. Au moment d’arrêter un enfant, un coup de flashball part, blessant grièvement le jeune Issa (Issa Perica) au visage. Les policiers tentent de camoufler l’accident. Ils ont été filmés par un drone, mais réussissent à récupérer le film. Le lendemain, ils sont attirés dans un guet-apens par les jeunes du quartier.
L’enfermement
Tous ces films thématisent des crises de la démocratie liées à des injustices sociales qui poussent les plus démunis – les « misérables » – à de soudaines explosions de violence aussi cathartiques que vaines. Ces émeutes sont observées avec horreur et stupéfaction par la population externe, qui comprend d’autant moins cette rébellion qu’elle ne fait que détruire les bâtiments et les biens dans le voisinage des émeutiers. Dans la plupart des cas, les émeutes répondent à une violence étatique qu’elles ont pour résultat d’amplifier par ricochet. « Si tu avais été à l’école, tu saurais : la haine attire la haine », dit Hubert (La Haine), et Do the Right Thing cite Martin Luther King : « The old law of an eye for an eye leaves everybody blind. ».
Pourquoi, puisqu’ils sont les premiers à souffrir des répercussions de leurs actes, les misérables deviennent-ils alors des casseurs ? A l’exception de Wir sind jung. Wir sind stark, où les frustrations des « petites gens » dans l’ancienne RDA, laissées en rade après la chute du Mur, se déchargent contre un foyer d’immigrés, les autres films sont construits autour d’une bavure policière. Un policier étrangle un jeune Noir en tentant de le maîtriser (Do the Right Thing), un autre abat à bout portant Vinz auquel il « s’amusait » à faire peur (La Haine), un troisième tire une balle de flashball qui défigure un enfant (Les Misérables). Ces bavures sont présentées comme l’issue inévitable d’un système de pouvoir qui met des populations définies comme « minorités » à la merci de policiers le plus souvent dépassés.
Qui sont les misérables ? Ce sont les Afro-Américains et les Hispaniques dans Do the Right Thing, les jeunes rôdant en bandes et sans but, et plus généralement les habitants des banlieues européennes, tous ceux qui vivent dans des ghettos modernes qui ne disent pas leur nom. Cet enfermement est souligné dans la mise en scène par l’insistance sur les barreaux et grilles, mais surtout, dans les films situés dans des cités, par les immeubles qui barrent l’horizon et qui, vus d’en haut, isolent physiquement la cité du reste du monde. Dans Wir sind jung. Wir sind stark, le réalisateur multiplie les cadres (portes, fenêtres, murs, immeubles) dans le cadre pour restreindre encore davantage l’espace dans lequel peuvent se mouvoir les personnages, mais aussi les mouvements de caméra à 360 degrés qui les encerclent littéralement. Ils s’enferment également eux-mêmes, non seulement dans la cité dont ils ne sortent pas ou alors pour se heurter à l’hostilité des gens du dehors, mais aussi dans des personnages qu’ils se sont créés et en dehors desquels ils n’arrivent pas à s’imaginer un destin. D’où la prolifération de miroirs, notamment dans La Haine, dans lesquels Vinz se reflète à l’infini en Travis Bickle1, ou les personnages caricaturaux que s’inventent Buggin’Out et Radio Raheem dans Do the Right Thing : Radio Raheem mourra parce qu’il a refusé de baisser le son de sa radio ! Mais quand Vinz abandonne au contraire son personnage de vengeur et donne son arme à Hubert, il est abattu quelques minutes plus tard par un policier. Quoi qu’ils fassent, ils seront toujours les perdants.
L’unité de lieu reflète cet emprisonnement et le manque de perspectives des protagonistes. Elle n’est pas respectée dans La Haine, dont les trois personnages quittent la cité pour aller à Paris, où ils seront cependant à la fois complètement déphasés et pareillement emprisonnés, « enfermés dehors », comme dit Saïd. Hors de leur « territoire », ils sont sans cesse attaqués. Confinés dans leur lieu clos, les personnages le défendent a contrario contre tout intrus ou plus généralement contre tout « autre », que ce soit l’Italo-Américain Sal qui gère une pizzeria en plein quartier noir à Brooklyn, l’épicier coréen ou le yuppie déclarant « This is a free country, a man can live where he wants » à un Afro-Américain qui n’a jamais eu ce choix (Do the Right Thing), mais aussi les policiers qui patrouillent toute la journée à l’abri dans leur voiture, les Latinos dans Do the Right Thing, les Gitans dans Les Misérables et les Sinti, Roms et Vietnamiens dans Wir sind jung. Wir sind stark.
Le survol de l’espace confiné de la cité écrase les personnages au sol sous des plongées totales ou représente au contraire leurs fantasmes d’évasion. A défaut de pouvoir s’envoler, ils grimpent sur les toits des immeubles, d’où ils peuvent voir le ciel, insulter les représentants de l’Etat (La Haine) ou observer les filles (Les Misérables). A ce mouvement vers le haut répond inversement celui de la chute, leitmotiv de La Haine (« C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble et qui, à chaque étage, se dit : Jusqu’ici tout va bien »), repris dans Wir sind jung. Wir sind stark, au début duquel un jeune homme se jette d’un balcon. Dans Les Misérables, Ladj Ly récupère ce thème récurrent du vol de la caméra au-dessus de la cité pour l’incorporer à sa narration. Attachée à un drone, la caméra devient celle du jeune Buzz qui l’utilisera pour filmer la bavure policière, devenant du coup à la fois la cible des policiers qui vont tout mettre en œuvre pour récupérer l’enregistrement et le substitut du réalisateur qui entame ainsi une réflexion sur le rôle et le pouvoir des images.
La mise en scène d’événements réels
D’un film à l’autre, ceux qui vont se révolter sont de plus en plus jeunes. Si les acteurs ont une trentaine d’années dans Do the Right Thing, ils ont plutôt la vingtaine dans La Haine, le début de la vingtaine dans Wir sind jung. Wir sind stark, et tout au plus une quinzaine d’années dans Les Misérables.
Les uniques représentants de l’Etat dans ces lieux sont les policiers, dont Ladj Ly est le seul à adopter le point de vue. Pour le reste, l’Etat brille par son absence. Dans Do the Right Thing, celui qu’on appelle Da Mayor (Ossie Davis) est un vieil homme brisé, alcoolique, méprisé par les jeunes du quartier et réduit à mendier un peu de travail pour acheter de la bière, mais il n’en représente pas moins la conscience morale du quartier. C’est lui qui recommande à Mookie de toujours « do the right thing ». Mais il représente aussi l’ancienne génération qui paraît résignée et impuissante aux jeunes rêvant d’émancipation et de respect. Dans Wir sind jung. Wir sind stark, des hommes politiques sont présents, mais s’avèrent impuissants, hésitants, indifférents ou simplement lâches. Le maire qui arrive dans La Haine pour constater les dégâts suite aux émeutes n’est qu’une silhouette minuscule vue d’un toit et copieusement insultée par les enfants. L’homme qui se fait appeler le « maire » dans Les Misérables règne par la force et la corruption. Celui qui tient en vérité le quartier, et le seul à ne pas agir selon son seul intérêt immédiat, est « l’imam », un ancien malfrat reconverti dans l’islam.
Les films dénoncent des exactions policières, des dysfonctionnements politiques et des injustices sociales, appellent à voter contre un homme politique (dans Do the Right Thing, on voit des graffiti « Dump Koch » visant Ed Koch, alors maire de New York, et les spectateurs sont invités à participer aux élections) et thématisent les valeurs démocratiques supplantées par des impératifs économiques. Quand Mookie déclare à Sal que « People are free to do whatever they want », celui-ci met on ne peut clairement les choses au point : « Free ? What the hell are you talking about ? I’m the boss ! No freedom. » Wir sind jung. Wir sind stark thématise le manque de perspectives pour une génération de jeunes Allemands de l’Est qui ont vu s’effondrer les valeurs communistes, sans qu’elles ne soient remplacées par d’autres références.
Les quatre films sont basés sur des événements réels. Mais s’ils s’appuient tous sur la réalité, ils transcendent – sauf Les Misérables, qui opte pour un style en apparence plus classique – ce niveau réaliste par des effets parfois appuyés de distanciation. Cela va des angles de prises de vue très marqués (plans obliques, plans-séquence, contre-plongées et plongées totales) au choix des couleurs (filtres dans Do the Right Thing, noir et blanc dans La Haine ou mélange des deux dans Wir sind jung. Wir sind stark), en passant par des personnages qui s’adressent directement à la caméra et regardent le spectateur dans les yeux. A l’exception de Wir sind jung. Wir sind stark, l’humour apporte dans les autres productions un contre-point, humanise les personnages et contribue au succès populaire des films. Les choix musicaux reflètent l’identité des protagonistes. Dans Do the Right Thing, la salsa écoutée par un groupe de Latinos et la chanson « Fight the Power » de Radio Raheem se livrent un véritable duel. La scène trouve un écho dans Wir sind jung. Wir sind stark dans le face-à-face du tube « Live is Life », puis de l’Internationale, avec le rock identitaire à la gloire du Troisième Reich.
Ouvrir les yeux
Le père de Mathieu Kassovitz a fui la Hongrie en 1956, les parents de Ladj Ly sont venus en France du Mali et ceux de Burhan Qurbani ont quitté l’Afghanistan en 1979 pour s’installer en Allemagne. L’Afro-Américain Spike Lee a grandi dans un environnement italo-américain. La notion d’identité est au cœur de tous les films. Dans Do the Right Thing, le réalisateur met en scène la relation d’amour et de haine (Radio Raheem porte à la main droite une bague avec l’inscription L-O-V-E et à la main gauche H-A-T-E) entre les Blancs et les Afro-Américains aux Etats-Unis ; son personnage Mookie œuvre en tant que médiateur entre la pizzeria des Italo-Américains où il travaille et les habitants très majoritairement noirs du quartier où il habite. Les protagonistes de Kassovitz sont Hubert le Black, Vinz le Blanc et Saïd le Beur. Black-Blanc-Beur, devenu l’expression d’une France unie lors de la première victoire de la Coupe du monde de football en 1998, évoquait lors de la sortie du film en 1995 encore avant tout les petits délinquants dans les quartiers dits sensibles2. Dans Wir sind jung. Wir sind stark, le jeune Stefan est le fils d’un politicien socialiste élu, petit-fils d’un communiste, mais rôde dans la cité avec une bande de néonazis. Dans le trio de policiers des Misérables, Gwada est un jeune Noir issu du quartier dans lequel il travaille et dont il connaît depuis toujours les habitants. Blanc coincé entre le Black et le Beur, Vinz est des trois personnages de La Haine celui qui est le moins sûr de son identité. Comme Mookie, Stefan et Gwada, il cherche sa place. Ce n’est du coup pas par hasard que c’est par ces personnages-là que la situation dérape ou s’enflamme. Désorientés, tiraillés entre des loyautés contraires, sommés de choisir leur camp, ils « pètent un plomb », comme dit Gwada.
Les quatre films sont construits sur le principe de la montée continuelle de la tension jusqu’à l’explosion finale de la violence dépeinte avec des accents apocalyptiques. L’unité de temps (renforcée dans La Haine et Wir sind jung. Wir sind stark par des panneaux annonçant à plusieurs reprises l’heure exacte de la journée) permet d’installer le suspense et renforce le caractère tragique du récit. L’action se passe toujours en une journée suivie du « jour d’après ». Dans Do the Right Thing, ce dernier marque le retour à une certaine sérénité, mais les autres films installent au lever du jour un calme trompeur pour mieux surprendre ensuite le spectateur et l’abandonner à un événement d’autant plus choquant qu’il est laissé en suspens. Dans La Haine, le coup de feu qu’on a attendu tout au long du film est tiré hors champ. Dans Wir sind jung, wir sind stark, un tout jeune enfant, jusque-là une figure secondaire, ramasse une pierre pour la lancer contre une immigrée vietnamienne. Et Les Misérables s’arrête sur l’image terrifiante d’un Gavroche moderne dans un immeuble en feu, prêt à lancer un cocktail Molotov en direction d’un policier qui pointe son arme sur lui. En se terminant sur une fin ouverte, ces films refusent au public la tranquillité d’esprit qui va de pair avec une conclusion. Ils s’arrêtent sur un moment irrésolu, un traumatisme, une question. En nous éjectant ainsi brutalement du monde fictif, ils nous forcent à ouvrir les yeux.
- Protagoniste de Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976).
- « Black-blanc-beur » : petite histoire d’un slogan ambigu. Chloé Leprince. France Culture, mis à jour le 12 juillet 2019. https://www.franceculture.fr/sociologie/slogan-pejoratif-ou-cri-de-ralliement-dune-france-en-liesse-histoire-du-black-blanc-beur (dernière consultation : 8 décembre 2019).
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