L’exposition Espace sans échelle au CNA ou le patrimoine culturel partagé et rendu accessible à un public contemporain.
Le 25 novembre dernier avait lieu le vernissage de l’exposition Espace sans échelle du DKollektiv au Display 02 du Centre national de l’audiovisuel (CNA) à Dudelange. L’installation consistant d’un monocycle propulseur d’avions en papier ainsi que de vidéos et de photographies documentant la genèse et l’évolution du projet, prolongeait une autre exposition du CNA réalisée en collaboration avec le Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C2DH) de l’Université du Luxembourg: La Forge d’une société moderne. Photographie et communication d’entreprise à l’ère de l’industrialisation. ARBED 1911 –1937. L’une comme l’autre avaient leur origine dans une collection de plaques de verre conservée au CNA sous la dénomination Fonds HISACS Institut Emile Metz et déposée aux archives de l’institution culturelle en 2007 par l’Amicale des Anciens Elèves de l’Institut et du Lycée Technique Privé Emile Metz (LTPEM).
Espace sans échelle mérite d’être discutée plus en détail, puisque l’exposition permettait une lecture complexe à plusieurs niveaux. Elle montrait, d’un côté, l’importance de la photographie dans la création d’une mémoire collective, tout en illustrant les étapes de vie d’un patrimoine audio-visuel et son interprétation changeante. Mais avant tout, le projet rendait visible la plus-value générée par la collaboration interdisciplinaire et par la mise en réseau d’acteurs venant d’horizons aussi divers que la recherche universitaire, l’éducation et la formation professionnelle, la technologie industrielle et informatique, la création artistique et le monde des musées et des archives.
Par souci de transparence: avec Marguy Conzémius du CNA, j’ai été la co-commissaire de La Forge d’une société moderne. L’exposition était également basée pour la plus grande partie sur mes recherches dans le cadre du projet FAMOSO – Fabricating Modern Societies, soutenu par le Fonds national de la recherche.
Pendant trois ans, j’ai eu la chance de pouvoir me pencher sur les plus de 2200 négatifs sur verre du Fonds Institut Emile Metz regroupant des sujets aussi divers que des vues de l’usine de Dommeldange, des images de l’école et des ateliers d’apprentissage adjacents, des photographies de la troupe de Scouts des Loups blancs, des portraits divers ou des produits sidérurgiques… pour en déterminer le dénominateur commun: la communication d’entreprise de l’ARBED et la construction d’une image positive de cette entreprise qui, pendant des décennies a forgé la société d’un Luxembourg moderne.
Ces négatifs sauvegardés au LTPEM avaient été créés dans un but purement utilitaire, destinées à faire de la promotion d’une part et à créer un esprit de corps d’autre part. Pendant de longues années, les mêmes images avaient ainsi été systématiquement reproduites dans des publications officielles, des rapports de l’école, des catalogues de vente ou lors de foires industrielles. Au fil du temps cependant, alors que les objets photographiques tombaient graduellement en désuétude pour l’entreprise, ils gagnaient en intérêt pour une plus grande collectivité et font aujourd’hui partie du patrimoine culturel qui définissait l’identité luxembourgeoise au vingtième siècle. En tant que tel, les négatifs sur verre sont conservés au CNA, et l’exposition La Forge d’une société moderne devait offrir un accès pour le grand public à cette collection historique. D’où l’idée émanant de la recherche académique de développer en parallèle un projet collaboratif sollicitant les publics possibles de l’exposition à participer activement.
Pour nous aider dans cette entreprise, nous nous sommes finalement adressés au DKollektiv et à ses membres Justine Blau, Misch Feinen, Nicolas Graf, Marlène Kreins, Eric Marx et Nora Wagner, installés depuis le printemps 2017 avec leur Atelier D sur les friches industrielles de Dudelange « afin de créer un espace de création en rapport au lieu, à son histoire, ses gens et sa phase de mutation».1 Le collectif, très engagé déjà en 2016 dans le cadre du Festival de la culture industrielle et de l’innovation initié par la Fondation Bassin Minier, réagissait à la proposition avec beaucoup d’enthousiasme, prit connaissance de l’état d’avancement de la recherche, de l’orientation de l’exposition et, bien-sûr, du fonds de négatifs sur verre sur lequel tout était basé.
Leurs propres recherches les menaient ensuite au Lycée Technique Privé Emile Metz et au présent de cette école qui, dans le temps, était un des projets-phares des œuvres sociales de l’ARBED. C’est au contact du directeur Theo Thill et son équipe d’enseignants, d’Alphonse Bressanutti et l’Amicale des Anciens Elèves ainsi que des jeunes étudiants qui peuplent les salles de classe, les ateliers et autres Makerspaces aujourd’hui, que le DKollektiv développait une réflexion autour du passé industriel et de la notion de progrès qui menait au projet final : l’exposition Espace sans échelle et sa pièce principale, le «monocycle, propulseur mécanique d’avions en papier».
Il y a un grain d’absurdité et beaucoup de poésie dans cette machine complexe au moteur humain et au cerveau électronique qui sait réaliser de manière très élaborée et compliquée ce qui s’est fait pendant des générations manuellement et en toute simplicité : plier et lancer des avions en papier. Mais là n’était pas la question. Le défi consistait à démontrer qu’une plus-value réside souvent à l’intersection de zones de compétences et d’intérêt. Il était donc très pertinent de lancer ce projet entièrement basé sur la collaboration et la mise en commun d’idées et de compétences une fois que les protagonistes avaient défini leur objectif conjoint : renouer avec le passé à travers une entreprise d’aujourd’hui pour mieux comprendre le présent et pouvoir se projeter dans l’avenir.
En partant d’une photographie du monocycle ergométrique au laboratoire psychotechnique de l’Institut Emile Metz vers 1922, le DKollektiv a ainsi conçu et fabriqué le vélo qui sert à alimenter la plieuse-lanceuse. Parallèlement, les élèves du LTPEM, avec leurs enseignants, se sont occupés de la construction du propulseur dans le cadre de leur Makerspace. L‘Amicale des Anciens Elèves, de son côté, était sollicitée pour partager des souvenirs et rendre le passé vivant et accessible. Ici encore, les photographies du Fonds Institut Emile Metz jouaient un rôle-clef, comme le montrait, dans l’exposition, une vidéo réalisée par le DKollektiv. Elles étaient le point de départ pour les ‘Anciens’ pour explorer le passé avec les jeunes étudiants, en racontant l’histoire de l’école, du bâtiment, de l’enseignement technique ou de l’usine de Dommeldange à travers leurs propres souvenirs et anecdotes vécues.
Bien-sûr, comme dans tout travail interdisciplinaire, il y eut, de temps en temps, des malentendus ou des difficultés qui résultaient de la méconnaissance de ‘l’autre’. Dans Espace sans échelle, des mondes se rencontraient qui ne s’étaient guère touchés auparavant, chacun fonctionnant initialement en vase clos. Il fallait donc ouvrir les silos et apprendre à se connaître pour s’apprécier entièrement et pour faire du projet un succès.
Le collectif artistique, par exemple, avançait à grand pas dans la première phase de conception du projet, mais se heurtait, au départ, aux contraintes d’une institution scolaire, dictées par un calendrier rigide constitué de périodes académiques plus assidues suivies de vacances régulières ou par un programme qui ne laisse guère de marge pour accueillir des activités extracurriculaires à courte échéance. Il fallait donc être à l’écoute, discuter, concilier et rester ouvert aux suggestions de part et d’autre. Les commissaires d’exposition servaient ici, surtout au début, de médiateurs, offrant une plate-forme de dialogue autour de l’institution culturelle CNA. Plus tard, lors de la réalisation du monocycle, propulseur mécanique d’avions en papier, deux visions s’opposaient, l’une technologique, mue par des notions d’efficience et de rendement, l’autre poétique, artistique, poussant les limites de l’imaginable. Au final, les deux se joignaient harmonieusement dans une installation aussi enjouée que sophistiquée, grâce aux compétences cumulées de tous les acteurs et à leur volonté de donner à ce projet de l’envol.
De surcroît, le projet réussissait à combiner des objets récupérés et des pièces nouvellement fabriquées par des procédés technologiques modernes, comme dévoilait le texte explicatif de l’exposition : «les deux entités [le monocycle et le propulseur] ont été fabriquées principalement à partir d’éléments récupérés : un chargeur de papier et des moteurs d’imprimantes, des moteurs de réglage de sièges de voiture, l’alternateur d’un tracteur etc. D’autres pièces ont été obtenues par découpe laser et impression 3D au Makerspace.»
L’ensemble du projet s’ouvre ainsi sur une dimension prometteuse et enrichissante pour tous ses participants. En partant d’une collection d’objets photographiques appartenant au patrimoine audio-visuel luxembourgeois et d’une recherche construite autour de notions de ce que l’anthropologue culturelle britannique Sharon Macdonald appelle «past-presencing», donc rendre le passé au présent de manière affective et réflective en lui (re-)faisant prendre tout son sens, Espace sans échelle a permis de fédérer des acteurs d’origines très variées et de générer une plus-value significative bien au-delà de la confection d’avions en papier.
1. Voir le site internet du collectif : http://dkollektiv.org/index.php/philosophie/
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