Safe(r) spaces
Des espaces bienveillants contre les murs de la domination
Quand on parle des minorités – qu’il s’agisse de minorités sexuelles, de genre, ethniques, racisées, etc. – on a tendance à uniquement s’intéresser aux discriminations subies et aux actes d’exclusion, interprétant les vies des minorités à travers les aspects les plus négatifs qui constituent ces groupes. On décrit plus rarement le caractère résilient et créatif des communautés stigmatisées qui forment des groupes d’entraide et des safe(r) spaces pour se rassembler autour d’un vécu partagé d’exclusion, de stigmatisation et de discrimination, s’échanger sur leurs expériences communes et développer des stratégies d’émancipation. Le but de ces espaces est de favoriser l’autonomisation, l’auto-détermination et l’empowerment de groupes socialement stigmatisés. Cet article aimerait proposer une réflexion autour des safe(r) spaces, en commençant par les définir, pour par la suite en décrire diverses expressions dans la vie quotidienne et pour finalement poser un regard (critique) sur leur portée politique.
De la discrimination aux safe(r) spaces
Les safe(r) spaces existent parce que subsistent dans nos sociétés des rapports sociaux de domination qui placent différents groupes dans une position de minorité1 et d’infériorité. Ces rapports sociaux de sexe, de race, de classe et de sexualité sont à l’origine des discriminations, de l’exclusion et de la stigmatisation. Et c’est dans le cadre d’injustices sociales et d’oppressions collectives que naît le besoin de se regrouper parmi personnes appartenant à une minorité. Si les discriminations ne concernaient que des actes individuels sans s’inscrire dans un système d’oppressions et d’inégalités, il serait impossible de se retrouver entre minorités pour partager cette expérience commune. D’ailleurs, il faudra aussi différencier entre une discrimination – terme juridique défini par la loi et qui souligne l’idée d’égalité de traitement – et l’exclusion ou la stigmatisation qui englobent non seulement des aspects juridiques, mais aussi les aspects sociopolitiques, relationnels et émotionnels de l’exclusion. Cette différenciation est importante, car en termes juridiques ou légaux il se peut qu’un groupe minorisé ait accès aux mêmes droits, mais que dans la vie quotidienne ce même groupe fasse l’expérience de divers degrés de violence2 et d’exclusion.
Bien que l’origine ne soit pas tout à fait claire, l’activiste états-unienne Moira Kenney place, dans son livre Mapping Gay L.A : The Intersection of Place and Politics (2001), l’origine des safe(r) spaces au milieu des années 1960 dans les bars gays et lesbiens afin de résister à la répression politique et sociale3. Toujours d’après elle, ce sont les féministes qui ont par la suite utilisé ce terme de façon récurrente. Les féministes du mouvement de libération des femmes dans les années 1970/80 se regroupaient entre femmes dans des espaces « en mixité choisie4 », càd réservés aux personnes appartenant à certains groupes discriminés, pour justement garantir l’accès à un espace qui leur permettrait de libérer la parole. C’est aussi dans l’idée de libérer le corps des femmes de la violence et de la contrainte à la maternité que les féministes ont commencé à parler de ce qui se passait dans leur vie privée (selon le slogan « le privé est politique ») et à connecter leurs récits à ceux des autres femmes. Ceci était uniquement possible dans un lieu « sécurisé » et autogéré.
Mais arrêtons-nous d’abord sur le mot lui-même. Faut-il parler d’un safe space ou d’un safer space ? Le safe space renvoie à l’idée d’un espace sécurisé dans lequel chaque personne appartenant à une minorité est protégée des attaques extérieures, comme par exemple l’homo-transphobie, le racisme ou le sexisme. Une des critiques émises est qu’aucun espace ne peut être à 100 pour cent sûr car aucune personne n’est exempte de préjugés et de stéréotypes. En gros, le safe space ne prévient pas forcément des violences et rapports de domination qui se reproduisent à l’intérieur. Par exemple, dans un safe space féministe qui regroupe les femmes en tant que catégorie opprimée, les femmes lesbiennes, les femmes trans ou les femmes afrodescendantes peuvent faire l’expérience de lesbophobie, de transphobie et/ou de racisme de la part des femmes hétérosexuelles, cisgenres5 ou blanches, car le fait d’être « femme » ne protège pas nécessairement des autres rapports de pouvoir6. C’est pourquoi, certain·e·s activistes et chercheur·e·s préfèrent parler d’un safer space, donc d’un espace que chaque personne essaierait de rendre plus sécurisé, par exemple par l’autoréflexion, les call-out7, la distribution du temps de parole, la gestion des conflits, etc. Læ chercheur·e Cha Prieur parle à cet effet d’un espace bienveillant8 que chaque participant·e contribue à construire et non plus d’un espace sécurisé – qui de plus renvoie, en français, au champ lexical du contrôle et de la sécurité.
Des safer spaces à la résilience et à la créativité
Pour la plupart des personnes qui se reconnaissent dans le vécu d’un ou de plusieurs groupes minorisés, les safer spaces deviennent des lieux d’expression, de réseautage et de partage. Penchons-nous sur des exemples d’espaces bienveillants LGBTIQA+9 au Luxembourg pour comprendre leur fonctionnement et les différentes modalités de constitution. En effet, malgré une législation progressiste concernant les droits des personnes LGBTIQA+ au Luxembourg, la nécessité persiste de se regrouper. Elle peut être liée au manque d’espaces physiques de convivialité et de fête, à l’absence de politiques et de mesures publiques intégrant la perspective LGBTIQA+ ou à la volonté des groupes minorisés de s’auto-organiser pour développer des stratégies d’émancipation collective. L’initiative xxyz ˥uxembourg organise par exemple des scènes ouvertes queer (« queer open mic ») destinées à la population LGBTIQA+ afin de lui offrir un espace d’expression créative, car « à défaut d’avoir des espaces permettant d’exprimer la créativité des communautés LGBTIQA+, xxyz ˥uxembourg te donne la possibilité de venir partager tes joies, ta détresse, ta révolte, ta colère »10. De même, nous retrouverons des cours de queer yoga « […] pour toute personne qui se sent mal à l’aise dans les structures de yoga classiques à cause de sa sexualité ou son genre »11 et permettant dans un espace de bien-être d’échapper le temps d’une séance au regard hétéronormatif.
S’il existe des espaces ouverts à toute la communauté LGBTIQA+ et à leurs allié·e·s, il est aussi important de rendre compte des rapports de pouvoir internes à la communauté LGBTIQA+. Ils apparaissent dans la pratique des femmes lesbiennes, bisexuelles et queer (LBQ) quand il s’agit de s’échanger sur la sexualité, la santé et les discriminations. Trop souvent, les séances dédiées à ces questions se focalisent uniquement sur le vécu des femmes hétérosexuelles ou sur le vécu des hommes gays, laissant de côté la question lesbienne. Cette double invisibilisation et non-prise en compte a bien sûr des conséquences sur l’accès des femmes LBQ aux dispositifs de santé et en même temps elle ouvre, malgré elle, la possibilité de création d’espaces bienveillants autogérés pour femmes LBQ. Celles-ci vont s’auto-organiser afin de se passer des informations non-hétéronormatives sur la santé et la sexualité, comme le décrit cet atelier « […] de partage d’expérience sur le sexisme, la lesbophobie et les violences gynécologiques exercées par le corps médical » où « les participantEs pourront s’exprimer sur leurs expériences aussi bien négatives que positives, et définir des pistes pour améliorer l’accès aux soins des femmes qui ont des rapports sexuels avec d’autres femmes » 12
A côté de ces espaces bienveillants construits autour de l’expression créative et de l’échange d’information, il existe aussi des lieux festifs et conviviaux destinés à une population spécifique. Ces lieux fonctionnent en mixité choisie et permettent par exemple de draguer en toute sécurité. C’est le cas des fêtes ou soirées destinées aux hommes gays qui se voient entre hommes non-hétérosexuels et qui partagent une « culture » et des codes communs. Pour une personne hétérosexuelle, cela peut avoir l’air superficiel ou sans intérêt, mais dans un monde hétéronormatif où le désir et la drague sont institués sur un modèle hétérosexuel et binaire, il peut être difficile (et parfois même dangereux) pour un homme gay ou bisexuel de draguer dans un lieu qui n’est pas explicitement homo-sexuel. Dès lors que la « masculinité hégémonique »13 est menacée, il faut rétablir l’ordre genré et sexuel et cela peut passer par les moqueries, la menace ou l’utilisation de la force contre les hommes appartenant aux minorités sexuelles. Pour les femmes non-hétérosexuelles, les modalités de drague sont différentes, car leur genre (être femme) les place déjà dans un cadre de désir soumis aux normes sexistes dans lequel on ne reconnaît pas de sexualité autonome aux femmes. Il peut sembler que les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et queer se cloisonnent, mais finalement l’existence de lieux14 de drague et de convivialité entre concerné·e·s permet de faire exister les désirs non-normatifs15. Des membres du groupe Pink Ladies – Queer Women Luxembourg « […] trouvent pertinent qu’un endroit uniquement réservé aux lesbiennes et femmes queer existe. Pour Aline (51 ans) il s’agit d’espaces « sûrs » et de « reconnaissance, dont on a besoin et qui offrent le sentiment d’être comprise et acceptée sans homophobie ». Karine (30 ans) y rajoute la dimension de l’affectivité : « On peut se sentir libre, loin de regards curieux ou remarques blessantes, vulgaires. On est moins seule, on peut partager des expériences. C’est aussi un lieu de rencontre de copines et d’amoureuses. »16.
De la résilience à la portée politique
Les espaces bienveillants, qui souvent se constituent par rapport à une mixité choisie, ne sont pas toujours vus d’un bon œil. Souvent la critique tourne autour du « danger du repli sur soi » ou de l’exclusion… des dominant·e·s. Pour ces personnes, la portée politique des safer spaces n’est pas une réalité, car elles n’ont pas besoin de recourir à ces espaces : toute la société leur appartient17 et elles ont accès, à travers un lot de privilèges structurels, à la plupart des ressources sociales. Quand il s’agit d’hétérosexisme, ce sont les hommes cisgenres qui vont se plaindre, comme l’a montré l’organisation de la marche de nuit non-mixte entre « femmes, lesbiennes, trans*, intersexuéEs18 » en 2015 dans le cadre de la journée mondiale de lutte pour les droits des femmes qui avait comme thème l’espace public. Les organisatrices ont reçu des e-mails de certains hommes qui n’étaient jamais venus aux manifestations mixtes les années précédentes et qui appelaient maintenant à venir « déguisés en femme » ou à d’autres actes de sabotage. En 2017, lors de l’organisation de la « Marche de nuit féministe en mixité choisie sans mecs cis » par xxyz ˥uxembourg, les critiques venaient cette fois-ci non pas des hommes cis, mais de leurs copines cis-hétérosexuelles qui n’étaient pas d’accord que le(ur)s hommes n’aient pas le droit de participer. Leurs larmes cis-hétéro n’ont rien changé au fait que la marche s’est organisée autour du message : « Auto-géréEs – organiséEs – déterminéEs : c’est nous qui l’avons décidé ! Pas besoin d’être escortéEs !19 »
Finalement, comme le montrent ces exemples, les safer spaces constituent des espaces de mobilisation et de stratégie. Si des personnes marginalisées se regroupent autour d’une expérience commune qui leur permet de reprendre la capacité d’agir sur leurs vies et leurs vécus en valorisant leurs identités marginalisées, il ne s’agit pas pour autant de figer et d’essentialiser ces identités. Justement, la force des safer spaces est qu’ils sont modulables selon les contextes et les personnes, qu’ils constituent un moyen, un processus – et non pas une finalité – pour permettre de petit à petit battre en brèche les murs de la domination.
- Le terme « minorité » peut être contesté, car en fin de compte les femmes et les personnes LGBTIQA+ n’ont pas demandé à être une minorité, mais elles sont « minorisées » par un système cishétérosexiste.
- Prise ici au sens large, la notion de violence peut regrouper la violence physique, verbale et interpersonnelle, comme la violence institutionnelle, structurelle ou symbolique.
- https://splinternews.com/what-s-a-safe-space-a-look-at-the-phrases-50-year-hi-1793852786 (toutes les pages Internet dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 13 septembre 2020).
- https://simonae.fr/militantisme/les-indispensables/interet-non-mixite-militante/
- Cisgenre désigne une personne qui s’identifie avec le genre attribué à la naissance.
- https://journals.openedition.org/itineraires/3828.
- Tessie JAKOBS, « Warum Demokratien “Call-outs” brauchen », dans forum 402, janvier 2020, p. 53-55.
- Cha PRIEUR, « Penser les lieux queers : entre domination, violence et bienveillance. Étude à la lumière des milieux parisiens et montréalais », Thèse : Université Paris 4, 2015.
- LGBTIQA+ est un sigle qui regroupe les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, trans, intersexes et queer. Le « + » laisse la possibilité ouverte à d’autres identifications désignant la diversité sexuelle et de genre.
- https://www.facebook.com/events/352103572286300/
- https://www.facebook.com/events/139310004021832/
- https://www.facebook.com/events/1975151342785254/
- Raewyn CONNELL, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Amsterdam Editions, 2014.
- Je ne parle ici que des lieux physiques, mais il existe aussi des lieux de drague virtuels, comme les applications Grindr, Scruff pour les hommes et Her, Scissr pour les femmes.
- Il peut tout à fait y avoir des abus ou la reproduction de normes cis-sexistes au sein des lieux de drague homosexuels.
- Enrica PIANARO, « D’L-Wuert: Capture d’écran de vies lesbiennes & queer au Luxembourg », dans Germaine GOETZINGER, Sonja KMEC, Danielle ROSTER et Renée WAGENER (éds), Mit den Haien streiten. Frauen und Gender in Luxemburg seit 1940. Femmes et genre au Luxembourg depuis 1940, Luxemburg, capybarabooks, 2018, p. 319-331.
- https://lmsi.net/La-non-mixite-une-necessite
- http://fraendag.lu/wp-content/uploads/2015/02/Marche-de-Nuit_JIF2015-linfo.pdf
- https://www.facebook.com/events/277596469413485/
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
