Dans ce numéro, il est question d’appartenance à une matrice sociale complexe et enchevêtrée, régie par un système de valeurs partagées, une culture commune: la nation. Le Luxembourg est au centre des discussions et des préoccupations, ainsi que l’interrogation comment cette identification peut se produire encore aujourd’hui dans une société luxembourgeoise en pleine mutation.

Le sentiment d’appartenance se communique entre les citoyens, lors d’événements spéciaux, comme les grandes fêtes nationales, mais aussi au quotidien. C’est dans cette communication que les médias, leur production ainsi que leur consommation et leur statut jouent un rôle considérable. Je vais donc me pencher plus en détail sur la relation entre médias et société au Luxembourg, en me limitant cependant aux médias audiovisuels, la radio et la télévision, et leur prolongation technologique, les réseaux sociaux.

Comment les médias audiovisuels contribuent-ils à la création d’un sentiment d’appartenance ?

Tout d’abord, j’aimerais m’éloigner d’un nombre d’idées reçues qui consistent à penser que la nation serait à la base de l’organisation des sociétés et qu’un sentiment d’appartenance à cette même nation serait établi par des structures hiérarchiques verticales. J’aimerais, au contraire, m’appuyer sur des courants en sociologie développés à partir des années 1990 qui considèrent qu’une identité nationale naît grâce à des interconnexions horizontales au niveau du vécu et du quotidien de tout un chacun.

Dans cette matrice complexe reliant l’individu à la collectivité et le terroir local à la grande scène nationale, le sentiment d’appartenance nationale est en transformation permanente: il est constamment redistribué et ré-approprié. Et si ce sentiment se manifeste de manière visible et ouverte lors des grands moments de commémoration publique de la nation, il vit, grandit et évolue au jour le jour, dans ces actes réguliers et discrets, voire banals, qui cadencent le quotidien.

Dans son exploration des relations entre l’identité nationale, la culture populaire et la vie quotidienne, le géographe culturel britannique Tim Edensor consacre une grande place à ce qu’il appelle everyday performances et synchronised enactions, c’est-à-dire aux représentations journalières de l’appartenance nationale et aux «actions assimilées synchronisées», des rituels ou des habitudes non-réfléchies, qui les expriment1. Dans ces routines journalières, dit-il, les médias audiovisuels jouent un rôle important.

Edensor s’appuie dans sa réflexion sur l’oeuvre-phare du politologue et historien Benedict Anderson qui, dans ses considérations sur les nations comme des «communautés imaginées», met en évidence les corrélations entre l’essor de la presse, la distribution et la lecture des journaux nationaux et la construction d’un sentiment d’appartenance nationale2. En effet, la lecture quotidienne d’un même journal par un large segment d’une même population ne procure pas seulement un contexte d’information identique, mais elle crée une expérience commune ritualisée au sein d’un même groupe. Dès lors, il devient apparent à quel point les routines nationales sont emmêlées avec la consommation des médias.

Comparés à la presse écrite, les médias audiovisuels ont, ou du moins avaient, de surcroit le pouvoir de rassembler physiquement de grandes parties de la population nationale autour des émissions diffusées à des horaires fixes. En se référant plus particulièrement à la télévison, Edensor parle de «domestication de l’heure normale de la nation3». La représentation médiatisée de la nation et le rythme de vie individuel ou familial fusionnent; la grille horaire des technologies de l’information et du divertissement fournissant le cadre normatif. La télévision, mais aussi la radio, ont ainsi le pouvoir de fédérer une communion nationale: ils fournissent un rythme journalier auquel les membres d’une même communauté peuvent adhérer et qui nourrit en même temps leur sens de l’identification à cette communauté. A l’opposé, ceux qui ne vivent ou ne partagent pas les mêmes routines peuvent se sentir exclus du sentiment d’appartenance nationale.

Les médias audiovisuels au Luxembourg – un peu d’histoire

Si Tim Edensor s’emploie plus précisément à analyser et à décortiquer la notion de Britishness à travers la culture populaire, son approche est parfaitement transposable au Luxembourg. Son application à l’exemple luxembourgeois au niveau des médias audiovisuels permet même d’en vérifier les résultats. Pendant près de soixante ans, le paysage audiovisuel luxembourgeois était dominé par la présence d’un acteur unique: la Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion (CLT), la première compagnie de télédiffusion privée en Europe. Fondée en 1931, la CLT – ou CLR à l’époque pour Compagnie luxembourgeoise de radiodiffusion – disséminait ses programmes de radio commerciale dans toute l’Europe avec un monopole de concession accordé par le gouvernement luxembourgeois. Ce n’est qu’en 1959 qu’un programme radiophonique en langue luxembourgeoise, Radio Lëtzebuerg, est ajouté au grand éventail de l’offre d’RTL pour fournir aux résidents des informations du pays ainsi qu’un programme de divertissement autour d’éléments culturels luxembourgeois.

Il est important de noter ici que, dans les autres pays européens, la radiodiffusion était considérée comme un enjeu culturel national et était par conséquent assurée par des institutions de service public. Leurs missions étaient d’informer, d’éduquer mais aussi de divertir les masses d’auditeurs de manière indépendante sans être obligées d’être économiquement rentables. Devant un défi de cet ordre de grandeur, c’est-à-dire de «construire» une maison de radiodiffusion nationale, le gouvernement luxembourgeois de l’époque a préféré remettre le pouvoir de façonner l’opinion publique à un opérateur commercial, en échange d’une redevance non négligeable. L’identification nationale à cette chaîne commerciale privée a fonctionné à merveille. D’abord, son statut de monopole lui garantissait l’exclusivité. Il n’y avait donc pas de concurrence. En même temps, l’enseigne, RTL et Radio Lëtzebuerg, par le lien explicite au pays, n’invitait pas seulement la population à se fédérer autour de ses émissions en tant que nation d’auditeurs, mais elle masquait également les origines et les motivations commerciales de la chaîne. De surcroit, à l’époque il était temps que le pays puisse s’exprimer, dans sa langue maternelle, au moyen d’une nouvelle technologie de communication qui lui permettait de vivre les dernières informations politiques et les évolutions sociétales «à chaud». Le même phénomène se répétait onze ans plus tard, quand la CLT lançait son premier programme télévisé en langue luxembourgeoise, diffusé tous les dimanches entre 13:00 et 15:00 heures.

Hei Elei – Kuck Elei devenait rapidement le rendez-vous dominical des familles qui se rassemblaient autour du poste de télévision pour suivre – religieusement – les nouvelles de la semaine. A l’heure où des pays comme l’Allemagne, la France, la Suisse ou l’Italie, avaient déjà des programmes télévisés quotidiens assez élaborés, les deux heures de programme hebdomadaire qu’offrait Hei Elei étaient le seul moyen pour les Luxembourgeois de vivre l’actualité nationale de manière (télé)visuelle.Dès lors, il était crucial de faire partie de cette nation de téléspectateurs et d’assister à l’émission qui servirait plus tard dans la journée ou dans la semaine de cadre référentiel pour toutes les discussions et tous les commentaires autour de l’actualité du pays. D’année en année, l’audience du Hei Elei augmentait ainsi pour atteindre en 1987/88 une moyenne de 120 000 spectateurs tous les dimanches. Pour reprendre Edensor: l’heure normale de la nation luxembourgeoise était entièrement réglée au rythme des émissions de RTL. A la même époque cependant, dans les années 1980, des remous majeurs annonçaient des changements en profondeur et de manière permanente dans le paysage médiatique luxembourgeois.

De l’ère de la libéralisation des ondes à nos jours

Partout en Europe, la libéralisation des ondes radiophoniques mettait fin aux monopoles des fréquences hertziennes. Aux côtés des radios nationales publiques, des radios locales «libres» apparaissaient et multipliaient l’offre ainsi que les points de vue. Au Luxembourg toutefois la situation stagnait. Les autorités tardaient à prendre des décisions. Le rapport de la Commission des communications et de l’informatique du 26 mai 1988 de la Chambre de Députés en dit long: «Le Luxembourg se trouve toujours dans la situation d’avoir accordé à une société privée le droit exclusif d’exploiter les fréquences attribuées au niveau international à notre pays, et ceci tant à l’intérieur du Grand-Duché qu’à l’extérieur. Au cours des dernières années, les voix ont été de plus en plus nombreuses pour demander la libéralisation des ondes au Luxembourg. A l’instar de ce qui s’est passé dans les autres pays, le monde politique luxembourgeois a été mis devant le fait accompli, surtout par des jeunes, enthousiastes et volontaires, qui considèrent la radio comme un moyen privilégié de liberté d’expression et de communication. Ils ont profité des hésitations et de l’indécision des responsables politiques luxembourgeois4».

La société civile avait pris le devant et s’était insurgée contre le monopole de la CLT pour revendiquer des identités médiatiques multiples et diversifiées avec des considérations et des préoccupations qui n’étaient pas traduites par la chaîne commerciale. Des radios «pirates» commençaient à émettre – parfois de Belgique pour contourner la législation luxembourgeoise, comme c’était le cas pour le Grénge Fluessfénkelchen. Plus significatif cependant était la direction de ce mouvement du bas vers le haut, depuis la société civile vers les décideurs politiques et la constitution en réseaux de communautés identitaires.

Dans une certaine mesure cet éclatement des paysages médiatiques dans les années 1980 préfigurait l’avènement des réseaux sociaux et leur rôle dans notre société contemporaine dans la diffusion d’informations et la formation de communautés. Le médium était différent, la préoccupation reste la même: la volonté et le besoin de s’exprimer librement dans un groupe de personnes qui partagent les mêmes idées, à l’écart des médias de communication officiels.

La véritable libéralisation des ondes au Luxembourg a finalement eu lieu au début des années 1990 quand un nombre de radios privées ou associatives voyaient le jour et commençaient à émettre sur des fréquences régionales ou locales. Pour répondre, entre autres, au besoin d’expression de la société civile, le gouvernement décida ensuite d’octroyer une fréquence nationale à une radio «socioculturelle» financée publiquement. Les discussions politiques étaient longues et douloureuses. L’opérateur privé s’offusquait: son statut de radio «nationale» et les recettes publicitaires y afférentes étaient menacées. Toujours est-il que radio 100,7, de soziokulturelle Radio, commença ses émissions en 1993 avec le mandat d’informer, d’éduquer et de divertir, tout en prenant soin de «promouvoir la vie culturelle, favoriser la création artistique, contribuer à la communication sociale, y compris la vie interculturelle et la coopération transfrontalière, participer à l’information libre et pluraliste et fournir un large accès à l’antenne aux organisations sociales et culturelles du pays 5». En d’autres mots, sous la dénomination de «radio socioculturelle», le Luxembourg a eu, avec une soixantaine d’années de retard sur les autres pays européens, sa première radio de service public pour représenter et souder l’ensemble de la société luxembourgeoise à une époque de fragmentation médiatique.

L’histoire de la radio 100,7 est complexe et parsemée d’embûches. Néanmoins ces dernières années son taux d’écoute est croissant parmi les Luxembourgeois ainsi que les non-Luxembourgeois, alors que l’audience de RTL diminue. Avec la démographie du pays, les attentes du public face aux programmes des radios et des télévisions ont évolué. A l’ère du numérique, la société médiatique a, elle aussi, changé. Qualité, rigueur et éthique deviennent des critères essentiels pour contre-balancer les fake news et rétablir la relation de confiance entre le citoyen-consommateur et le médium de son choix. Autant il est sans doute injuste d’attendre de la part des médias privés d’être à la hauteur d’une telle demande de qualité tout en restant économiquement viables et de suffire aux attentes de leurs actionnaires, autant il semble aberrant de priver les opérateurs de service public des moyens qui leur permettent d’y faire face de manière digne d’une démocratie ouverte et pluraliste. Pour un service public, dit Gilles Marchand, le directeur de la Société suisse de radio et télédiffusion, «la légitimité passe par la confiance et la perception d’un «retour à la société 6». C’est bien là l’enjeu, comme l’a montré le résultat du référendum récent sur les médias audiovisuels publics en Suisse. Le décideur politique bien avisé saura reconnaître les signes du temps et agir en conséquence.

 

1. Tim Edensor (2002), National Identity, Popular Culture and Everyday Life. Oxford : Berg. p. 88.
2. Benedict Anderson (1983), Imagined Communities. London : Verso.
3. Edensor (2002). P. 96.
4. Débat d’orientation sur la politique médiatique du 19.09.1988. N 3204. Rapport de la Commission des communications et de l’informatique du 26.05.1988. (J-1988-O-0106).
5. Projet de règlement grand-ducal fixant les modalités de structure et de fonctionnement de l’établissement créé par l’article 14 de la loi du 27 juillet 1991 sur les médias électroniques. (J-1991-O-0177).
6. https://www.gillesmarchand.ch/ethique-medias-de-service-public/

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