Dans les années 1960, une crise a secoué les musées européens, notamment lorsque leur caractère élitiste a été mis en évidence. À cette époque, leur fréquentation était presqu’exclusivement le fait des classes cultivées et on estimait que la possibilité d’apprécier l’art relevait d’une capacité innée — qui ne pouvait donc pas s’apprendre. Cette crise a débouché, dans les années 1970, à un renouvellement de l’approche du musée et à la naissance de ce que l’on a appelé «la nouvelle muséologie», dans le sillage de la pensée de Georges Henri Rivière et du mouvement général de démocratisation culturelle. Depuis, cette démocratisation, la mondialisation et le boom du tourisme culturel notamment ont contribué à faire du musée un élément économique, culturel, identitaire et social incontournable de nos sociétés. Un tout nouveau champ de recherches foisonnant notamment en France, Belgique, Italie ou au Royaume-Uni a accompagné les musées dans une transformation radicale, les conduisant notamment à se multiplier et à mettre le visiteur et la médiation au centre de leur démarche (plutôt que les seules oeuvres).
Depuis les années 2010 surtout, un courant de réflexion tente de faire le point sur ces pratiques et recherches, observant notamment que la définition du musée a beaucoup évolué et qu’il faudrait définir mieux ses rôles (voir par exemple les travaux d’André Gob, André Desvallées, etc.). Mais on observe aussi que cette période de crises multiples n’épargne pas les musées. Elle ne touche pas tous les pays de la même façon, mais elle se caractérise notamment par trois traits (d’autres seraient évidemment identifiables).
Premièrement, le musée coûte cher à la société alors que la démocratisation culturelle pose problème. Certains chercheurs européens observent que le musée reste inaccessible à de grandes parties de la population, qui pourtant contribuent à sa survie. En France, Olivier Donnat (ministère de la Culture) déplore l’«échec» de la démocratisation culturelle: si l’on observe bien une hausse des entrées au musée, le nombre de visiteurs n’évolue pas beaucoup. En somme, les politiques menées pour favoriser l’élargissement des populations au musée comme la gratuité ou la multiplication des événements mènent surtout à une intensification des pratiques de ceux qui pratiquaient déjà mais pas vraiment à une réduction drastique de l’écart de proportion, par exemple, entre ouvriers et cadres. En outre, l’âge et le niveau d’études restent des critères de discrimination de la fréquentation du musée.
Ensuite, même la fréquentation, qui n’a cessé de grimper ces dernières années, a tendance à s’effriter, et ce pour la plupart des industries culturelles (littérature, cinéma, musique, musée). On l’explique en partie par la montée des pratiques numériques mais aussi par le vieillissement et le non renouvellement des populations qui sont habituées à ces pratiques culturelles. Ainsi, les musées — dont le seul critère d’évaluation est la fréquentation — sont remis en question. Plusieurs économistes de la culture, dont François Mairesse, prévoient par ailleurs d’ici une vingtaine d’années, un effondrement de la classe moyenne des musées, où seuls les grands musées pourront survivre. Cette disparition des petits musées serait vraiment dommageable au Luxembourg, car quand on parle des musées du Luxembourg, on a tendance à penser aux grands musées de la capitale (qui sont effectivement de belles réussites). Or, les quelques soixante-dix «petites» institutions muséales à travers le pays sont d’une grande richesse. Variés, souvent actifs, ils contribuent à animer leur territoire, jouent des rôles identitaires et sociaux importants et surtout, participent grandement à la sauve-garde d’un patrimoine parfois en danger.
Enfin, le musée semble être sommé de tout faire. La littérature actuelle montre à quel point ses rôles se multiplient: il doit constituer des collections, faire avancer la recherche, créer des savoirs, encourager la créativité, soutenir les artistes, faire des expositions originales, attirer des publics de plus en plus étendus (nombreux et variés), les satisfaire, créer de «l’identité», mais aussi générer des fonds propres, être «grand public» tout en restant «scientifique», etc.; tout en résolvant toutes les crises — sociale, culturelle, identitaire, numérique, politique, etc., le tout avec des moyens qui ne peuvent évidemment pas être extensibles (ce qui conduit d’ailleurs les responsables de musée et les politiques à «se renvoyer la balle» en cas de problème). En outre, ces nouveaux modèles et ces nouvelles exigences déstabilisent l’équilibre des organisations: les conservateurs ont depuis quelques années perdu de leur pouvoir de décision au profit d’autres professions (les métiers de la communication et de la médiation notamment) mais de nouvelles professions et compétences s’apprêtent à naître.
Au Luxembourg, le musée fait ou fera face aux mêmes défis ou à une partie de ces défis, mais il doit aussi en relever d’autres: on peut citer le multilinguisme, l’hétérogénéité de ses publics, la relative rareté de collections très «grand public» et «internationalement reconnues» ou un champ professionnel encore récent. Ainsi, pour contrer les effets de cette nouvelle crise du musée, pour penser le musée des dix ou quinze années à venir et pour attirer de nouveaux visiteurs et les satisfaire, plusieurs pistes sont souvent mises en avant, là encore au niveau européen. En voici trois qui nous semblent ressortir très nettement de la littérature et des pratiques actuelles.
La première piste vise à mettre le visiteur au centre de la démarche d’exposition, même si dans les faits, la nécessité de «connaître ses publics» est restée une figure rhétorique obligée pour certains responsables culturels, qui se réfèrent surtout à une culture du chiffre. Dans les recherches actuelles, c’est la notion d’«expérience» qui est mise en avant: le visiteur ne s’attend pas seulement à voir des objets au fil d’un parcours prescrit, il s’attend à être questionné et bousculé, mais aussi à être un acteur de sa visite. Cette notion d’expérience est encore mal connue parce qu’elle peut être travaillée dans une pluralité de dimensions — cognitives, sociales et surtout affectives —et qu’elle est donc difficile à saisir. Il faudrait alors multiplier les recherches transdisciplinaires, reliant les approches de la sémiotique, de la psychologie, des neurosciences, etc.1
Le deuxième chantier proposé pour atténuer les effets de cette crise du musée, voire la résoudre est la médiation. Depuis qu’on s’intéresse au visiteur, l’idéologie de la «saisie immédiate» du sens des objets est mise à mal: on ne comprend pas les objets sans médiation comme l’ont par exemple montré les travaux de Jean Davallon en France. C’est pourquoi cette notion est au centre des pratiques muséales partout en Europe et dans le monde depuis trente ans. De nos jours, la médiation fait l’objet de l’attention de nombreux chercheurs et praticiens, qui déplorent néanmoins son externalisation progressive du musée. L’attention n’est pas seulement portée sur la médiation «active» (c’est-à-dire la visite guidée), mais surtout sur la médiation «proactive» (selon les termes de Daniel Jacobi), c’est-à-dire de celle qui est faite pour le visiteur libre (les textes, les tablettes, etc.) et «plurielle» (une médiation pour chaque public). Cette médiation est également appelée à être pensée tout au long de la mise en exposition et non comme un travail d’explication, ajouté à la fin (ce qui est encore très souvent le cas, qui plus est si on externalise cette fonction). Par ailleurs, la reconnaissance croissante des savoirs profanes dans le rapport science-société et le développement des nouvelles technologies de l’information et des réseaux favorisent la participation et la collaboration. La démocratie participative devient alors «la norme» dans les champs de la production (on voit de plus en plus d’oeuvres participatives), de la diffusion (les visiteurs sont invités à exprimer leur point de vue), et de la réception (avec le développement de la critique dite «amateur»). C’est donc une médiation «participante» que l’institution tente d’instaurer, avec derrière le fantasme d’une relation égalitaire entre producteur et récepteur et celui d’un musée «forum», lieu d’échange d’une connaissance partagée, discutée, négociée.
Enfin, une troisième piste est souvent proposée pour «résoudre» les problèmes du musée: le numérique. Si les pratiques numériques sont des pratiques concurrentes aux industries culturelles classiques, elles peuvent aussi constituer une piste de réflexion intéressante pour les développer autrement. La polarisation des pratiques culturelles autour d’écrans mène les professionnels à penser que le visiteur a de grandes attentes envers le développement numérique du musée. Tout un courant de pratiques en Amérique du nord notamment, mais aussi en Europe, parie sur le numérique pour «sauver» le musée. C’est une piste qui est pour le moment relativement peu investie au Luxembourg, même si des expériences existent. Pourtant, tel que décrit actuellement, le numérique pourrait, par exemple, résoudre les problèmes de multilinguisme, faire venir et revenir les jeunes générations au musée, mais aussi et surtout, il pourrait permettre une nouvelle relation aux objets (qu’on peut voir de plus près, «liker», partager, commenter, etc.) et une nouvelle relation au musée (l’exposition n’existe plus seulement sur un lieu et un temps précis: la relation au musée commence avant la visite — grâce aux réseaux sociaux notamment —, se prolonge dans l’exposition — avec les serious games ou dispositifs de «guide intelligent» par exemple — et continue bien après la visite — avec la possibilité de ramener la trace de sa visite à la maison).
Ces trois pistes (travail sur l’expérience, la médiation participante et le numérique) apparaissent pour certains professionnels et chercheurs comme des pistes prometteuses (parmi d’autres évidemment). Mais le sont-elles vraiment ou relèvent-elles de l’«idéologie»? Peu d’études systématiques et pluridisciplinaires permettent d’y répondre. Il semble donc que nous sommes à l’aube de changements de pratiques, de compétences et d’organisation du musée; mais des changements que nous ne comprenons pas encore. Une chose apparaît clairement selon nous: résister à ces changements ne fera qu’accentuer la crise du musée et à l’inverse, s’y plier sans questionnement ne fera que laisser le terrain de la médiation (notamment numérique) à des techniciens ou des spécialistes du marketing qui ne maitrisent pas toujours les connaissances des métiers et spécificités du musée. Et si ces questions se posent un peu partout, il paraît essentiel que le Luxembourg construise sa propre réflexion, au risque de se voir imposer ce qui marche (ou marche prétendument) ailleurs. Le Luxembourg a l’avantage d’avoir un champ muséal diversifié et relativement récent, tenu par des responsables souvent volontaires et où la communication circule. Il peut donc être un laboratoire d’expériences audacieuses, à intensifier, à développer mais surtout, à tester…
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