
Ian De Toffoli
Ranger, classer, mettre de l’ordre
Ah, ce virus, lit-on partout, s’il a un aspect positif, c’est qu’il nous montre que le monde d’avant était intenable, avec ces éternels meetings qui auraient pu être de simples mails, son agitation incessante, les kilomètres parcourus en voiture, en bus, en train, en avion, et que le confinement nous fait enfin retourner à l’essentiel : le temps passé avec les enfants – pas mal de parents se demandant maintenant s’ils ont toujours été aussi hautains et égoïstes ; d’ailleurs, comment être sûr si ce sont pas les enfants de quelqu’un d’autre – ou avec le conjoint – pas mal de partenaires se demandant maintenant si l’autre a toujours été aussi chiant, à se moucher bruyamment ou à salir toute la cuisine rien qu’en préparant une soupe ou une tartine.
Pour un écrivain, on s’imagine qu’il a enfin le temps de lire toute la Comédie humaine de Balzac et d’écrire un bestseller. Alors que, soyons lucides, cette romantisation du confinement, c’est-à-dire le vivre comme une expérience culturelle enrichissante, est un truc de nantis bourgeois, un privilège de classe, qu’une grande majorité du monde n’a pas. Pour réussir à écrire, pendant ces temps incertains, où l’on pense sans arrêt à ces milliers de morts et aux milliers de morts qui sont encore à venir (qui auraient peut-être encore voulu vivre et peu, même s’ils étaient vieux, même s’ils faisaient partie des gens à risque), il faut sacrément réussir à occulter ce qui se passe dans le reste du monde. En fait, un peu comme on le faisait avant la crise, quoi.
Non, je connais de bien meilleures façons de passer son temps que d’enfin se mettre à écrire (ce dont je n’étais déjà pas capable avant le confinement) : ranger sa collection de CD et les classer par genre de musique, ordre alphabétique des artistes et année de parution de l’album, ranger sa bibliothèque et classer les livres par pays, puis par ordre alphabétique des écrivains et année de parution du livre, passer l’aspirateur, ranger et trier les chaussettes, les caleçons, les T-shirts et les chemises par couleur, re-classer les T-shirts selon qu’ils ont un col à V ou un col rond, selon qu’il s’agit de T-shirts de groupes de musique ou non, ranger son bureau et les cartes postales qui y traînent depuis toujours, ranger son bureau virtuel, c’est-à-dire classer les documents sur le desktop de son ordinateur dans les dossiers qui sont censés les contenir, créer ces dossiers au besoin, classer les mails dans Inbox selon les sujets, ranger et classer ses photos dans son téléphone, ranger et classer les bouteilles de vin dans l’espoir qu’il y en ait assez, selon la couleur, selon le pays, selon le cru, selon l’âge, ranger et classer les produits dans le frigo, un niveau pour les produits laitiers, fromages, yaourts, un niveau pour le poisson, un niveau pour les sauces et mayonnaises, un niveau pour la viande, et ce niveau-là, le re-classer, en utilisant des Tupperware, puisqu’on a jeté tous les papiers dans lesquels avaient été emballés les produits, donc un Tupperware pour les Mettwurscht, un autre Tupperware pour les Wäinzoossiss, un autre pour le jambon cuit, pour le jambon cru, un pour les roulades, un pour le Speck, nettoyer les miettes dans le frigo, nettoyer les miettes autour du frigo, nettoyer les miettes dans toute la cuisine, d’où sortent toutes ces miettes, bordel !, puis remarquer que le soleil des beaux jours a de nouveau disparu derrière l’horizon des maison au loin et se demander si c’est la troisième ou la dix-huitième ou la soixante-neuvième semaine qu’on est enfermé chez soi…
Ian De Toffoli est écrivain, dramaturge et éditeur. Ses pièces sont jouées au Luxembourg et en France. Ian De Toffoli dirige la maison d’édition Hydre Editions et enseigne la littérature à l’Université du Luxembourg. Sa dernière contribution à forum : « Avancée et place de la littérature luxembourgeoise », dans forum 334, November 2013, p. 30-32.

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