„Kinds of Kindness“ de Yórgos Lanthimos : Manger ou être mangé

Présenté en compétition à Cannes où il a valu le prix d’interprétation à Jesse Plemons, Kinds of Kindness de Yórgos Lanthimos est tout sauf aimable. Constitué de trois épisodes a priori indépendants mais interprétés par les mêmes acteurs, il nous invite à explorer le poids des conventions et une compétence qui se perd : la capacité à penser par soi-même. 

(c) Searchlight Pictures

De film en film, Yórgos Lanthimos met en place des univers tarabiscotés et saugrenus afin d’explorer le poids des conventions sociales et familiales qui pèsent sur nos désirs et comportements les plus intimes. Après Poor Things, dans lequel Emma Stone (re)naissait libérée de ces conventions, il met en scène dans Kinds of Kindness, le besoin d’appartenance qui fait adhérer certain·e·s à des systèmes de croyances absurdes ou accepter l’asservissement à des dictateurs de pacotille. L’assujettissement volontaire fait partie des sujets de prédilection de Lanthimos depuis Canine (2015), dans lequel un brave père de famille enfermait sa femme et ses enfants en leur faisant croire que des monstres sévissaient en-dehors de la maison, et qu’il était le seul à pouvoir les protéger.

Kinds of Kindness est constitué de trois récits différents, interprétés par les mêmes acteurs et actrices (Jesse Plemons, Emma Stone, Willem Dafoe, Margaret Qualley, Hong Chau et Mamoudou Athie). Il n’y a pas de lien direct entre eux, mais des échos, des leitmotivs qui reviennent, des situations et des figures stylistiques qui se répondent d’un épisode à l’autre. Ce sont trois histoires de personnes qui ont abandonné jusqu’à l’idée de penser par elles-mêmes et sont prêtes à tout pour prouver leur amour à un chef, un mari ou un gourou. Sous couvert de kindness – qui se traduit par « gentillesse » mais aussi par « bienveillance », l’un des mots les plus galvaudés de notre époque -, un homme en amène ainsi un autre à tuer un troisième, un mari pousse son épouse au suicide et une femme se sacrifie pour sa sœur. Leurs brefs sursauts de libre arbitre sont aussitôt interrompus par l’ultime punition qu’est le retrait d’amour.

(c) Searchlight Pictures

Parce qu’il fustige cette idée de bienveillance qui n’est à ses yeux, au mieux, que de la condescendance et, au pire, relève de l’égocentrisme et/ou de l’exploitation d’autrui, Lanthimos se fait depuis toujours traiter de misanthrope et de nihiliste. L’impassibilité et l’humour noir – très noir ! – avec lesquels il filme ses personnages exécutant sans sourciller les pires méfaits, passe apparemment mal auprès de la partie du public (critiques compris) plus habituée à des oeuvres lui indiquant un peu plus précisément… quoi penser. Or, dans les films de Lanthimos, et spécifiquement dans celui-ci, tout est fait pour désarçonner. D’abord, le public doit s’orienter dans un monde qui ressemble au nôtre mais semble obéir à des règles légèrement différentes. Qui est ainsi la jeune femme interprétée par Margaret Qualley dans le premier épisode ? Pourquoi se promène-t-elle à moitié nue dans une énorme maison qui ne semble pas être la sienne ? Qu’y a-t-il dans l’enveloppe remise à un homme qu’elle décrit parallèlement au téléphone à un inconnu ? Comment décrypter le comportement étrange de l’employé joué par Jesse Plemons ?

Si le despotisme, auquel se plient trop volontiers les personnages, peut être vu comme une métaphore politique (n’oublions pas que Yórgos Lanthimos est né sous la dictature des colonels en Grèce), celle-ci prend ici également une dimension religieuse. Dans le premier épisode, Robert (Plemons) se soumet ainsi scrupuleusement à des commandements qui lui sont livrés tous les jours et lui indiquent comment il doit s’habiller, ce qu’il doit lire, quand il doit faire l’amour et s’il doit concevoir ou non des enfants. Ces ordres émanent du personnage interprété par Willem Dafoe, qui dispose du droit de vie et de mort et apparaît ainsi comme une sorte de dieu tout-puissant et cruel sans lequel Robert s’avère incapable de donner un sens à sa vie. Dans le deuxième épisode, Daniel (à nouveau Plemons) croit un peu trop fort aux fantômes et dans le dernier, Andrew (toujours Plemons) est membre d’une secte, à la recherche d’une femme capable de vaincre la mort.

(c) Searchlight Pictures

Une autre thématique (toutefois reliée à la religion) qui revient dans les trois épisodes est celle de la nourriture. Robert est sans cesse rappelé à l’ordre parce qu’il a trop maigri aux yeux de son mentor et ment sans doute quand il affirme qu’au contraire, il a pris du poids. Daniel arrête de se nourrir quand il se met en tête que sa femme (Emma Stone), revenue après avoir été cru morte dans un accident de bateau, n’est pas réellement sa femme, mais un fantôme ou un double. Quand Daniel mange, c’est de la viande presque crue. Pour mettre à l’épreuve celle qu’on lui dit être son épouse, il commence par ordonner qu’elle se coupe un doigt pour le rôtir. Et ce n’est que le début ! Dans le dernier épisode, on retrouve la figure du double puisque Margaret Qualley y joue des jumelles. Mais aussi l’obsession de ce que l’on ingurgite. Andrew et Emily (Emma Stone) n’y boivent en effet que… les larmes versées par leurs gourous !

„Skinny Men Are The Most Ridiculous Thing“

Cette crainte d’avaler trop, trop peu ou pas ce qu’il faut est l’une des hantises de la société contemporaine. Dans Club Zero de la réalisatrice autrichienne Jessica Hausner, à l’affiche il y a quelques semaines, des élèves d’un lycée très chic décident, sous l’influence d’une prof qui n’est pas sans rappeler les personnages interprétés par Willem Dafoe dans Kinds of Kindness, de se passer totalement de nourriture. Club Zero est formellement aussi contrôlé que le film de Lanthimos, avec une mise en scène au cordeau, un formalisme rigoureux dans les plans et les couleurs, des personnages qui semblent pris au piège dans des environnement trop cadrés et un jeu d’acteur faisant fi du réalisme psychologique.

Le magazine de mode britannique Dazed a récemment demandé « Why don’t rich people eat anymore ? » , répondant que l’extreme dieting est devenu pour les personnes très riches une manière de se démarquer en montrant qu’elles sont capables de maîtriser, voire d’ignorer les besoins du corps physique, pour se hisser ainsi au-dessus du commun des mortels. Nous devrions nous méfier car il arrive, comme nous le montre Yórgos Lanthimos, que l‘extreme dieting se change sans crier gare en tentation de cannibalisme… ce qui ne serait qu’une autre façon, plus radicale, de soumettre son prochain à ses propres désirs.

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