« Casablanca’s leading commodity »
Les réfugiés à l’écran
En parcourant les programmes des innombrables festivals de films qui existent de par le monde, on peut avoir l’impression que la ‚crise‘ des réfugiés est partout présente sur les écrans. En effet, de très nombreux documentaires mais aussi des films de fiction, souvent tournés par des cinéastes peu ou pas connu(e)s avec des budgets minimalistes, évoquent d’une façon ou d’une autre le sujet des réfugiés. Au Luxembourg, on peut citer Weilerbach (Yann Tonnar, 2008), Mos Stellarium (Karolina Markiewicz et Pascal Piron, 2015) et Grand H (Frédérique Buck, 2018). En permettant aux spectateurs d’appréhender une réalité qu’ils ne connaissent pas ou mal, ces films peuvent jouer un rôle considérable dans la prise de conscience et les activités humanitaires, et connaissent souvent et heureusement un succès non négligeable. Mais au final seul un petit nombre de ces œuvres ont droit à une vraie sortie dans les salles de cinéma. Les films plus largement connus, et donc beaucoup plus vus, qui traitent de cette problématique se comptent (presque) sur les doigts des deux mains.
Quand les réfugiés étaient européens
En nous en tenant aux réfugiés qui fuient un pays parce qu’ils y sont persécutés, force est de constater que le premier grand film qui parle de réfugiés est… Casablanca de Michael Curtiz (1942) ! Durant la Seconde Guerre mondiale, les réfugiés s’entassent à Casablanca dans l’espoir de pouvoir passer aux Etats-Unis, comme aujourd’hui des milliers de personnes confluent vers Calais pour passer en Grande-Bretagne. Les situations ne sont pas comparables, les réfugiés à Casablanca bénéficient de conditions de vie relativement dignes. Mais ils sont présentés comme prisonniers d’une sorte de no man’s land (les Marocains ne font guère que de la figuration dans le film) où « ils attendent, et attendent et attendent », comme le proclame la voix off au début du film. Ce Casablanca hollywoodien fourmille de personnages plus ou moins louches qui tirent profit des réfugiés. « That’s Casablanca’s leading commodity. With refugees alone we can make a fortune » explique l’un d’eux. Dans l’équipe du film, certains techniciens et des acteurs comme Conrad Veidt ou Peter Lorre avaient eux-mêmes fui l’Allemagne nazie.
Dans les années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale, la thématique revient quelquefois en filigrane. Après avoir interprété une Norvégienne dans Casablanca, Ingrid Bergman sera ainsi une réfugiée lithuanienne dans Stromboli (Roberto Rossellini, 1950). The Sound of Music (Robert Wise, 1965) n’est pas seulement une sirupeuse histoire d’amour mais se termine par la fuite de la famille Trapp en Suisse, suite à l’annexion de l’Autriche par les nazis. En Allemagne, le film avait d’abord été montré sans cette fin. Le producteur avait imposé une version non censurée mais alors que le film reste l’un des plus grands succès de l’histoire du cinéma, il n’est jusqu’à aujourd’hui que très peu connu en Allemagne et en Autriche où l’on préfère les originaux allemands Die Trapp-Familie (Wolfgang Liebeneiner, 1956) et Die Trapp-Familie in Amerika (Liebeneiner, 1958).
En 1976 sort The Voyage of the Damned (Stuart Rosenberg) qui n’est pas un grand film mais présente quelques analogies avec l’actualité. En 1939, les nazis avaient permis (contre beaucoup d’argent) à près d’un millier de Juifs de s’embarquer sur un navire en route pour Cuba. Mais Cuba, puis les Etats-Unis et le Canada refusent d’accueillir les réfugiés. Quand le bateau doit remettre le cap sur l’Europe et que des passagers annoncent qu’ils préfèrent se suicider plutôt que de retourner en Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Belgique et la France décident de répartir les réfugiés entre eux !1
Markus Imhoof réalise en 1981 l’excellent film Das Boot ist voll qui suit, sans aucun pathos, un petit groupe de fugitifs cherchant refuge en Suisse. Il y a parmi eux un déserteur de la Wehrmacht, un vieil homme juif (interprété par l’acteur Curt Bois qui avait fui l’Allemagne nazie en 1933) et sa petite-fille, une jeune femme juive et son frère et un petit garçon français qu’ils ont recueilli en chemin. Ces gens qui parlent tous avec des accents différents vont essayer de se faire passer pour la famille du déserteur afin de demander l’asile politique en Suisse où l’on n’accepte plus les fugitifs « pour des questions de race ». La toute première séquence du film montre des ouvriers suisses en train de murer un tunnel pour empêcher de possibles réfugiés d’entrer ! Dans le petit village où arrive le groupe, il est accueilli avec un mélange d’empathie et de méfiance et finalement démasqué par un gendarme local trop zélé. Imhoof nous place à la fois du côté des réfugiés qui cherchent désespérément un moyen de rester en Suisse, et de celui des villageois, touchés (surtout par les enfants) et tentés d’aider mais aussi vaguement antisémites et xénophobes. Un seul prendra le risque d’enfreindre la loi pour sauver les fugitifs. Ceux-ci seront néanmoins refoulés en Allemagne, à l’exception du déserteur et du petit garçon (sauvé parce qu’il a moins de 6 ans).
Récompensé d’un Ours d’argent au Festival de Berlin et nommé à l’Oscar du meilleur film étranger, Das Boot ist voll touche à des questions actuelles telle que la définition du statut de réfugiés, la construction de murs et la désobéissance civile. Ce que dénonce le film – la position froidement légaliste des Etats ainsi que l’indifférence des citoyens à peine ébranlée à intervalles réguliers par des images choc – est aujourd’hui presque devenu normal.
Alors que dans Nirgendwo in Afrika, (Caroline Link, 2001, d’après un best-seller autobiographique de Stefanie Zweig), qui raconte l’exil en 1938 d’une famille juive allemande au Kenya, le focus est mis sur les différentes façons dont les protagonistes font face à ce déracinement. Christian Petzold utilise de façon délibérée l’identification avec les fugitifs européens pour parler des réfugiés actuels en adaptant le roman Transit, écrit par l’écrivaine Ann Seghers durant la Seconde Guerre mondiale alors qu’elle était en exil au Mexique. Petzold transpose ce récit historique dans un no man’s land temporel, ni tout à fait 1941 ni tout à fait 2018. L’histoire présente quelques parallèles avec Casablanca : des réfugiés fuyant l’Allemagne fasciste arrivent à Marseille et tentent de s’embarquer sur un bateau pour quitter l’Europe. A Marseille, ils « attendent et attendent et attendent », pareils à des fantômes dans un purgatoire qui est peut-être déjà l’enfer. Petzold crée un état de paranoïa et d’incertitude permanent, une parenthèse hors du temps où les personnages vaguent éternellement à travers un univers kafkaïen et des identités floues, entre l’ici et l’ailleurs, l’avant et l’après, les vivants et les morts. Dans cette non-existence, les fugitifs allemands de Petzold deviennent tous les fugitifs et, bien que le dispositif vire quelque peu à l’œuvre conceptuelle, le réalisateur parvient à nous faire toucher du doigt ce que signifie l’arrachement brutal à tout ce qui constituait jusque-là la réalité tangible, et la nécessité de survivre tant bien que mal dans un éternel provisoire.
Sur la route
Au début des années 1980, plusieurs films américains questionnent la politique interventionniste des Etats-Unis en Amérique latine.2 Réalisé en 1983, El Norte (Gregory Nava) s’inscrit dans cette tendance et s’intéresse aux innombrables personnes que le soutien américain aux divers régimes militaires oblige à chercher refuge à l’étranger. Le film tente de décrire l’expérience des réfugiés dans toute son étendue. Il est divisé en trois parties dont la première raconte comment l’injustice et la violence poussent deux Indiens (frère et sœur), dont les parents ont été tués ou enlevés par l’armée, à fuir le Guatemala. Pour ne pas risquer d’être renvoyés chez eux, les deux jeunes gens tentent de se faire passer pour des Mexicains. La deuxième partie les montre bloqués à Tijuana où ils essaient de traverser la frontière entre le Mexique et la Californie. Dans la troisième et dernière partie, ils s’installent illégalement aux Etats-Unis et y découvrent la face cachée du rêve américain. Œuvre résolument humaniste tout autant que poétique, et aussi l’une des rares produites aux Etats-Unis qui épousent d’un bout à l’autre le point de vue des réfugiés, El Norte a connu un succès estimable et a été nommée à l’Oscar du meilleur scénario.
Aujourd’hui, l’image symbolique du périple des migrants fuyant une zone de guerre ou la misère est un bateau plein d’Africains dérivant sur la Méditerranée. L’un des premiers films à imposer cette image est sans doute, dès 1994, Lamerica (Gianni Amelio) dont le personnage principal est un Italien obligé de se faire passer pour un Albanais afin de rejoindre l’Italie par la mer sur un bateau surchargé d’immigrés clandestins.
Des nombreux reportages et documentaires qui ont depuis été consacrés à ce qu’on appelle pudiquement « la crise migratoire en Méditerranée », Fuocoammare (Gianfranco Rosi, 2016) est le plus abouti et le plus surprenant. Honneur rarement dévolu à un documentaire, il a remporté l’Ours d’Or au Festival de Berlin et il a été nommé à l’Oscar du meilleur film documentaire. Le film choisit le point de vue des habitants de l’île de Lampedusa et thématise l’aveuglement des Européens en faisant le portrait de deux mondes (celui des habitants de l’île et celui des migrants) qui se côtoient mais ne se rencontrent pas. Le cinéaste privilégie les longs plans très cadrés, joue sans cesse sur le champ et le hors champ, et évite les images choc qu’on est habitués à voir aux informations. Cela ne l’empêche pas de montrer crûment la violence de la situation : les corps des morts empilés dans la cale d’un bateau et les regards hagards des survivants accueillis par des hommes et des femmes en combinaison de protection qui ressemblent à des robots. Il n’y a pratiquement pas d’interaction humaine, les barrières sont partout, physiques et mentales, les migrants sont traités comme des extraterrestres évoluant dans un univers parallèle. Ce que montre le film de Rosi, c’est, dans le cadre ancestral d’une société insulaire (qui peut symboliser l’Europe toute entière), l’abandon de toute notion d’empathie.
Cette question de l’empathie est également au centre de Styx (Wolfgang Fischer, 2018) dont le personnage principal est une jeune femme allemande dans l’incapacité de secourir des migrants en train de sombrer sur un rafiot dans la Méditerranée. Métaphore d’une Europe qui laisse se noyer des milliers de personnes et punit ceux qui tentent de les sauver, le film dénonce une situation inacceptable. Mais en plaçant la souffrance du côté de la femme européenne, en montrant l’impossible communication entre elle et le jeune Africain qu’elle est parvenu à sauver, il semble aussi témoigner de notre impuissance non seulement à aider mais à nous mettre à la place des migrants (cette fois non européens) qui restent des abstractions.
La traversée en bateau réduit de fait les principaux concernés à la passivité. Afin de redonner une liberté d’action, une personnalité et une expérience propre aux réfugiés, Michael Winterbottom suit le voyage sur terre de deux jeunes Afghans de Peshawar jusqu’à Londres dans In This World (2002). Réalisé peu après le 11 septembre dans un style documentaire mais dans l’esprit d’un road-movie, en partie improvisé sur place, tourné là où c’était possible dans des lieux réels et interprété par des non-professionnels, le film a reçu l’Ours d’Or à Berlin en 2003. Le cinéaste montre les risques que prennent les migrants et ce qu’ils abandonnent pour arriver quelque part où ils pourront se construire une nouvelle vie. « Those people should be allowed to be here » dit-il.3
Etrangers au paradis
Comme pour les deux Afghans dans In This World, ce « quelque part » est souvent la Grande-Bretagne. C’est là qu’aboutiront les trois Sri-Lankais obligés de se faire passer (comme dans Das Boot ist voll) pour une famille pour avoir droit à l’asile politique dans Dheepan (Jacques Audiard, Palme d’Or 2015). Installés d’abord dans une banlieue parisienne décrite comme une zone de non-droit, ils vont se heurter de plein fouet à la violence de la société française. Le film est l’un des rares à thématiser le traumatisme de la violence subie et/ou infligée par les réfugiés mais déçoit par une séquence finale à la Taxi Driver qui précède un happy-end aussi bâclé que peu convaincant dans une Angleterre paradisiaque.
Dans Welcome (Philippe Lioret, 2009), un réfugié kurde sans papiers veut tenter la traversée de la Manche à la nage, avec l’aide d’un maître-nageur interprété par Vincent Lindon. Son engagement progressif, non pour une bonne cause, mais pour la cause du jeune Kurde qui devient son ami et protégé, fait découvrir au spectateur l’univers des réfugiés, filmés là encore comme des fantômes qui hantent les rues et le port de la ville, ignorés de tous : des intouchables d’un genre nouveau. Michael Haneke reprend en sous-texte ce même thème dans Happy End (2017) dans lequel les riches bourgeois qu’il met en scène croisent sans s’en préoccuper les migrants dans Calais. Dans Le Havre d’Aki Kaurismäki (2011), c’est un cireur de chaussures nommé Marx qui veut aider un petit garçon africain à passer en Angleterre. Cette fable humaniste célèbre la générosité et la solidarité des « petites gens », commissaires de police compris, pour nous permettre de continuer à croire en l’humanité. Le sujet doit tenir à cœur à Kaurismäki puisqu’il y revient dans The Other Side of Hope (2017, Ours d’argent du meilleur réalisateur au festival de Berlin) dans lequel un Finlandais en instance de divorce et un réfugié syrien dont la demande d’asile a été rejetée deviennent amis. En mettant en scène cette fois un personnage de réfugié adulte, Kaurismäki lui permet de se présenter comme l’égal du Finlandais; l’échange n’est plus à sens unique.
Tourné par Burhan Qurbani, fils de parents afghans réfugiés en Allemagne, Wir sind jung, wir sind stark (2014), bien qu’évoquant des travailleurs immigrés, est inspiré d’événements qui ont eu lieu dans le contexte des débats sur le droit d’asile (« Asyldebatte ») en Allemagne et des réactions xénophobes qui les ont accompagnés. En 1992, des groupes de néonazis et racistes de tout poil, applaudis par des milliers de braves citoyens, ont attaqué à Rostock des bâtiments habités par des immigrés vietnamiens. Tout en retraçant le contexte politique, social, économique et psychologique dans lequel évoluent les différents personnages, le film suit l’inexorable montée vers l’explosion de violence finale. Pour Qurbani, les étrangers deviennent les boucs émissaires des frustrations, des mensonges et des injustices de la société (en l’occurrence celle de l’Allemagne de l’Est) censée les accueillir.
Ce racisme ordinaire alimenté par la peur et la pauvreté est également thématisé par le réalisateur sud-africain Neill Blomkamp qui remplace les réfugiés humains par des extraterrestres à l’apparence d’insectes humanoïdes géants. En réalité, les aliens entassés dans des camps de concentration près de Johannesburg dans District 9 (2009) sont moins des réfugiés que des naufragés de l’espace mais les citoyens qui sont interviewés au début du film et articulent leur méfiance vis-à-vis de ces étrangers peu communs, parlent d’eux comme des réfugiés massivement arrivés alors en Afrique du Sud (essentiellement du Zimbabwe à partir de 2000).
Si cette métaphore de l’extraterrestre révèle combien le réfugié reste pour nous un « étranger », un « autre », différent et souvent vaguement menaçant dès lors qu’il n’est pas européen, le recours récurrent, direct ou indirect, dans plusieurs films (et de nombreux articles de presse) à l’image du fantôme soulève d’autres questions. Il traduit l’incertitude du statut et de l’avenir des réfugiés (et immigrés illégaux), la perte d’identité, l’invisibilité (à la fois choisie pour échapper aux contrôles, et subie) et en fin de compte le déni de tous leurs droits humains. Dans le corpus de productions retenues pour cet article, d’autres films (presque tous réalisés par des auteurs occidentaux) tentent au contraire de remettre l’expérience des réfugiés au centre de leur récit pour leur redonner une voix et une personnalité propre et nous persuader ainsi qu’ils sont des êtres humains « comme nous ». Qu’ils soient souvent aussi des enfants et adolescents ou de très jeunes adultes (Styx, Welcome, Le Havre, El Norte, In This World), incarnations des « victimes innocentes » que nous sommes supposés « sauver », instaure toutefois entre « eux et nous » un lien qu’on peut qualifier pour le moins de paternaliste. Mais sans doute est-ce déjà mieux que rien dans un monde où le mot « welcome » est de moins en moins à l’ordre du jour.
La plupart des films cités dans l’article peuvent être empruntés par le biais de a-z.lu. Das Boot is voll est disponible en vod sur vimeo (https://vimeo.com/ondemand/140118).
- Beaucoup des passagers recueillis en-dehors du Royaume-Uni périront par la suite dans les camps de concentration.
- Missing (Costa-Gavras, au Chili), Under Fire (Roger Spottiswoode, au Nicaragua), Salvador (Oliver Stone, 1986).
- https://www.indiewire.com/2003/09/michael-winterbottom-talks-about-his-tragic-road-movie-in-this-world-79457 (dernière consultation : 29 août 2019).
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