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À nu!
69e Festival de Cannes
Alors que sur le tapis rouge de Cannes, stars et starlettes jouent tous les soirs à qui laissera entrevoir le plus grand morceau de chair encore tabou chez la femme occidentale, Julia Roberts s’est présentée devant les photographes très décemment vêtue d’une robe noire à peine décolletée. Mais quand elle a soulevé cette robe pour commencer la mythique montée des marches, la foule a retenu son souffle: l’actrice était pieds nus! L’image de la Pretty Woman se hissant toute gaillarde jusqu’au délégué général Thierry Frémaux qui attend les vedettes en haut de l’escalier, a aussitôt éclipsé toutes ses consœurs à demi ou aux trois quarts dévêtues. Car les pieds nus de Julia Roberts étaient aussi un joli pied de nez à un festival, qui oblige rituellement les actrices à prendre le risque de se casser la figure en montant les marches et en grimpant sur scène sur d’invraisemblables talons aiguilles. En passant, Julia Roberts a vengé les femmes qui furent éconduites l’année dernière à une soirée de gala pour cause de talons trop plats.
Le sexe et la norme
La preuve que des pieds nus peuvent faire davantage jaser que des seins à l’air et que certains et certaines savent jouer de la nudité de façon créative! Julia Roberts n’était heureusement pas la seule. Bruno Dumont s’amuse dans Ma loute à mener le public par le bout du nez avec un personnage nommé Billie dont on ne sait si c’est un garçon travesti en fille ou une fille habillée en garçon. Billie est au centre d’une comédie qui oppose en 1910 des bourgeois hystériques et dégénérés (interprétés de façon «hénaurme» par Fabrice Luchini, Valeria Bruni Tedeschi et Juliette Binoche) à des pêcheurs cannibales dans une curieuse réinterprétation de la lutte des classes. Billie, dont on apprendra qu’il ou elle est l’enfant d’un inceste et qui ne cesse de traverser une baie dans un sens puis dans l’autre, perché(e) sur l’épaule d’un «cueilleur de moules», est un «go-between» au sens propre et figuré:entre le monde d’en haut et celui d’en bas, mais aussi entre les sexes et même entre le début du XXe siècle et notre millénaire puisque c’est un personnage éminemment et délibérément moderne. À ce mélange des genres sexuels, Dumont superpose l’association de genres culturels (le film d’horreur, la comédie parodique et la bande dessinée) et une inattendue imagerie religieuse (Saint-Christophe, la Vierge Marie). Le tout relève ainsi davantage de l’œuvre conceptuelle et de la construction intellectuelle, certes passionnantes en théorie, mais dans la pratique vite lassante quand on est rétif aux cris perçants émis par Juliette Binoche et à l’air abruti de Fabrice Luchini. Tout de même, le film, pour raté qu’il soit au final, comporte de beaux moments et l’un de ceux-là arrive quand Billie, abandonnant perruque et vêtements, s’avance nu(e) dans l’eau. Le spectateur guette le moment où, enfin, il saura le sexe de l’ange, mais Dumont, tout en déshabillant son personnage, nous cache l’essentiel.
Alain Guiraudie y va au contraire franchement dans Rester vertical. Si le sexe de ses personnages est établi, on ne peut plus clairement (gros plan sur des parties génitales féminines façon Origine du monde et mise en évidence du membre vertical de l’anatomie masculine), la démarcation claire et nette entre le masculin et le féminin n’y est pas moins chamboulée. Alors que son film précédent L’homme du lac était un huis clos en pleine nature qui excluait la gent féminine, Rester vertical s’apparente à un road-movie mâtiné de conte de fée pour adultes dans lequel un scénariste en mal d’idées fait un bébé à une jolie bergère, puis se retrouve en père célibataire, la bergère n’ayant pas l’instinct maternel. Tout en trimbalant le bambin, le protagoniste drague un adolescent mutique et manque de se faire violer par le grand-père de son rejeton avant d’enculer un vieillard mourant. À la fin, il est face au loup qu’il avait rêvé de voir depuis le début. Si ce résumé vous paraît… insolite, le film est à l’avenant. Avec Ma loute, ce fut à Cannes l’une des rares productions à prendre de vrais risques artistiques et une œuvre passionnante, car hautement originale, notamment par sa mise en scène des corps: là où Bruno Dumont joue surtout de la gravitation (certains de ses personnages ne cessent de tomber puis soudain lévitent et s’envolent!), Guiraudie opte au contraire pour une approche résolument factuelle. Il filme le sexe, la naissance (en gros plan et en temps réel, l’une des séquences qui a fait couler le plus d’encre à Cannes!) et la mort avec la même évidence, sans pathos ni tabou, dans un film certes pas entièrement réussi, mais qui défie notre conception de la «normalité» sociale.
Cette normalité sociale est également mise à mal dans le roman Oh… de Philippe Djian, adapté avec une diabolique intelligence et un humour subversif par Paul Verhoeven dans Elle. Si elle avait réagi «normalement», la protagoniste Michèle aurait appelé la police et vécu dans le traumatisme après avoir été sauvagement violée en plein jour, chez elle, par un homme masqué. Mais Michèle – fille d’un assassin, femme divorcée, chef d’entreprise et mère d’un fils peu entreprenant – ne veut plus se concevoir en victime. Elle ramasse les pots cassés, prend un bain dans lequel elle regarde monter de son sexe une bulle de sang et commande les sushis pour le dîner du soir. Le froid détachement et l’ironie cinglante d’Isabelle Huppert font merveille dans ce personnage que Philippe Djian avait écrit en pensant à elle. Quand Michèle comprend qui est son violeur, elle commence avec lui un inattendu jeu du chat et de la souris dans lequel désir sexuel et volonté de vengeance se confondent dangereusement. Le film montre une femme reprenant en main sa vie et son corps et trouvant du plaisir (un plaisir violent que Verhoeven filme dans la durée) dans une relation sadomasochiste qu’elle contrôle sans se soucier de la bienséance.
Les rois sont nus…
Elle a été ignoré au palmarès, de même que Toni Erdmann qui a pourtant fait fureur sur la Croisette.Toni Erdmann est un film allemand dans lequel la nudité donne lieu à une scène hilarante, mais sans la moindre connotation érotique! L’un (la nationalité allemande du film) expliquant peut-être l’autre1. Winfried, le père, va se métamorphoser en différents personnages, humains ou mythiques, dans le seul but de dérider sa fille Ines. Celle-ci est une vaillante soldate du capitalisme moderne, consultante au service d’une entreprise cherchant à maximiser ses profits en exploitant des travailleurs roumains à Bucarest. Tout paraît bridé et calculé chez elle, la chair comme l’esprit, le vocabulaire, les sourires coincés, le sexe qu’elle pratique sans empressement avec un collègue. Le pari du père, une sorte d’ancien soixante-huitard qui semble avoir fait de la résistance contre le sérieux ambiant le but de sa vie de retraité, est d’amener sa fille à lâcher prise. Par le plus improbable des moyens, à coups de coussins péteurs et de faux dentiers (!), il va arriver à lui faire interpréter à pleins poumons «The Greatest Love of All» de Whitney Houston, puis mettre littéralement à nu tout le personnel de sa si respectable entreprise. Avec une réjouissante habileté, la réalisatrice Maren Ade utilise la gêne que provoquent les blagues navrantes de Winfried pour provoquer des fissures non seulement dans le sérieux compassé d’Ines, mais aussi dans l’attente toujours un peu blasée du spectateur.
Le jury a raté là l’occasion de donner la deuxième Palme d’Or en 69 ans à une femme, démontrant du même coup qu’il n’a pas compris le message des films qu’il a visionnés durant 10 jours. À leur joyeuse et créative irrévérence, à leur refus des bons sentiments, il a en effet préféré l’ œuvre, certes émouvante, engagée et nécessaire, mais au final un peu facile et bien-pensante (de gauche) de Ken Loach, I, Daniel Blake. En racontant l’histoire d’un ouvrier en arrêt maladie et d’une mère courage au chômage, le réalisateur refait très bien ce qu’il sait faire depuis 50 ans. S’il peut aider à pencher la balance dans le sens de plus de justice sociale et moins d’exploitation et d’inhumanité, c’est tant mieux. Son scénario est bien écrit, ses interprètes sont admirables, il y a ce qu’il faut d’humour et de larmes, mais le film ne surprend pas, ne désarçonne pas le spectateur (forcément du côté des pauvres alors que Maren Ade le place dans la position plus inconfortable des exploitants) et n’invente rien.
… et désemparés
Ken Loach ne laisse pas de doute quant au chemin à suivre et ses personnages ne s’y trompent pas: ils sont solidaires, résistants et intègres. Mais ce chemin est-il toujours aussi droit que Ken Loach semble le suggérer? Romeo le croyait peut-être à une époque. Quand la Roumanie est sortie de l’ère Ceausescu, il s’est retroussé les manches pour changer son pays. Mais les espoirs de Romeo ont été déçus. Désormais, certain que sa fille Eliza ne pourra trouver le bonheur qu’à l’étranger, il fait tout pour qu’elle passe son bac avec la moyenne requise pour aller étudier en Grande-Bretagne. Alors, quand le jour du premier examen, Eliza est attaquée et presque violée sur le chemin de l’école, quand elle paraît trop traumatisée pour se concentrer sur ses épreuves, Romeo comprend que le seul moyen pour Eliza d’avoir son bac passe désormais par la corruption. Tiraillé entre l’amour pour sa fille et les convictions morales qu’il lui a données en exemple, il va s’empêtrer dans les mensonges et les contradictions dans l’excellent Baccalauréat du Roumain Cristian Mungiu (Prix de la mise en scène).
Comment on en vient à agir contre ses propres convictions tout en étant persuadé de faire pour le mieux, c’est également ce que raconte Ashgar Farhadi dans Le client (Prix du scénario et prix du meilleur acteur pour Shahab Hosseini) où tout commence par un immeuble qui vacille et risque de s’effondrer. De la même façon, la vie tranquille, puis les certitudes et enfin le couple d’Emad vont chanceler lorsque sa femme est agressée dans sa salle de bain par un inconnu. Ou peut-être l’agresseur l’a-t-il seulement vue nue, on ne le saura jamais, car Rana a honte de dire ce qu’il est advenu et Emad ne veut pas l’entendre. Bien qu’il n’ait rien d’une brute machiste, il se met en tête qu’il doit laver son honneur en confrontant l’agresseur et en le mettant à nu – au figuré cette fois – devant sa famille. Mais où est l’honneur à mettre à terre un vieil homme cardiaque? En croyant faire ce que la société et sa femme exigent de lui, Emad va provoquer un drame humain et perdre ses repères.
Il est frappant de constater que ces deux films – tout comme Elle et La fille inconnue des frères Dardenne, variation peu convaincante de leurs habituels drames éthiques – font démarrer leur réflexion morale à partir de l’agression et/ou du viol d’une femme. À cette différence près que chez les Dardenne, la victime meurt et reste tout au long du film un fantôme sans voix. Dans les trois autres films, la femme victime finit au contraire par imposer son point de vue contre les cris d’orfraie et les réflexes pavloviens des hommes, ce qui a invariablement pour effet de laisser ceux-ci désemparés.
Et Julia Roberts dans tout ça? Elle sauve la vie de George Clooney dans le film Money Monster (hors compétition) de Jodie Foster!
1 „Die deutsche Freikörperkultur stammt aus dem 19. Jahrhundert, sie hat nichts mit Erotik zu tun, sondern mit Naturliebe. [….] Nach den mir vorliegenden Informationen gibt es Völker, bei denen die Leute, nachdem sie sich ausgezogen haben, fast immer miteinander sexuelle Dinge tun. Als Deutscher kommt mir dieses Verhalten außerordentlich bizarr vor und, verzeihen Sie, auch ein wenig unzivilisiert.“ in: Harald Martenstein, Über nackte Deutsche, http://www. zeit.de/zeit-magazin/2016/15/harald-martenstein-deutschlandnacktheit-freikoerperkultur, consulté le 14.06.2016.
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