Derrière le rideau

Femmes cinéastes: Jessica Hausner

Dès son premier long métrage Lovely Rita (2001), la réalisatrice autrichienne Jessica Hausner se risque à un sujet difficile: une jeune fille de famille bourgeoise et catholique tue ses deux parents. Comment comprendre un tel acte? Qu’est-ce qui s’est passé, dans la vie et dans la tête de cette adolescente, pour qu’elle en vienne à faire ce geste? La jeune réalisatrice évite toute explication psychologisante, mais observe minutieusement, imperturbablement, la vie de cette famille et les tentatives désespérées de Rita pour se faire remarquer. Elle filme de façon frontale, avec un humour aussi discret que féroce, un milieu petit-bourgeois, très catholique et ostensiblement bien-pensant. Dans les rares moments où une certaine chaleur semble vouloir naître dans la famille de Rita, les gestes et les émotions sont si engoncés dans des rituels dénués de sens, que toute vraie connivence, tout rapprochement semble impossible. Cette envie de chaleur humaine, toujours stoppée net par les conventions ou pervertie par les malentendus, est un thème constant dans les films de Jessica Hausner. Ses personnages sont essentiellement solitaires. L’empathie est une notion utopique dans le monde de Jessica Hausner et, par conséquent, elle ne cherche pas non plus à la susciter chez le spectateur. Elle observe ses personnages d’une certaine distance, Lovely Rita étant le seul où la caméra, par des zooms intempestifs, essaie encore de se rapprocher d’eux.

Son deuxième long métrage, Hotel (2004) a pour personnage principal Irene, une jeune femme qui vient d’être engagée comme réceptionniste dans un hôtel. Jessica Hausner, qui fait ici de nombreuses références au cinéma d’horreur en général et au Shining de Kubrick en particulier, définit Hotel comme un film d’horreur sans monstre. L’angoisse surgit des plans noirs, des couloirs vides et des bruits non identifiables: c’est l’inconnu qui symbolise la part cachée de l’univers, quelque chose qu’on ne peut pas appréhender et qui est pourtant là, invisible, indicible et terrifiant. Dans le film, le noir est un espace faisant partie du champ (de l’écran) tout en apparaissant comme hors-champ (du regard du spectateur) puisqu’on ne peut rien y voir. Un bouton rouge d’alerte luit parfois de façon tentante, plus menaçant que sécurisant. Des portes se referment sans explications, une croix appartenant à Irene va disparaître. Dans les séquences plus quotidiennes, de lourds rideaux ne semblent être là que pour dissimuler ce qui est caché tout en attirant sans cesse notre attention sur cette présence. Tout est dans la tête du spectateur qui, conditionné par le cinéma, présage certains événements. Qu’ils n’arrivent jamais, est à la fois frustrant et profondément déconcertant, comme si notre conscience la plus intime du monde en était bouleversée.

Lourdes (2009) est à nouveau construit autour d’un mystère mais qui est cette fois d’une autre nature. Souvent analysé comme le regard objectif mais respectueux d’une non-croyante sur un lieu emblématique du christianisme, le film est décrit par Jessica Hausner comme un «conte de fées cruel». Parler de conte de fées en relation avec la religion semble dénoter pour le moins une certaine ironie. Pourtant, la réalisatrice approche en effet son sujet avec une curiosité presque scientifique. Elle filme avec son habituelle implacabilité les multiples rituels de Lourdes où chacun — curés, soigneurs, pèlerins, malades — connaît sa place. Puis elle expérimente ce qui se passe quand le miracle — toujours espéré mais au fond considéré comme improbable — arrive: la
protocole si bien rôdé de Lourdes, de même que les convictions des uns et des autres — Christine et les spectateurs compris.

Dans Amour fou (2014), la réalisatrice s’attaque au film historique et à notre conception de l’amour «romantique» si galvaudé dans la culture populaire. Son personnage n’est autre que l’écrivain Heinrich von Kleist qui a de l’amour une idée idéalisée: il cherche une femme qui l’aimera assez pour mourir avec lui (et ne doute pas un instant qu’il la trouvera). La notion est en elle-même subversive dans la bourgeoisie et la petite noblesse du début du XIXe siècle, une société construite sur le respect des convenances (qui se reflète dans la position très rigide des personnages dans le plan et des décors souvent théâtraux) mais menacée par les idées révolutionnaires venues de France. C’est dans cette tension entre la tradition et la modernité, entre l’étiquette et les sentiments (qui ne s’énoncent que dans les paroles), entre les idéaux et la réalité prosaïque que se construit le film. C’est d’elle aussi que surgit l’humour, qui était déjà présent auparavant mais s’exprime ici plus franchement. Kleist, marginalisé dans cette société en tant que poète, non-conformiste, «inapte à la vie», s’obstine à reconnaître une âme-sÅ“ur en Henriette, seule dans son milieu à s’être laissée troubler par sa «Marquise d’O». Ils vont finir par mourir ensemble, mais meurent-ils vraiment pour les mêmes raisons et l’amour a-t-il quelque chose à voir là-dedans quand, pour Henriette, le déclencheur est de se croire atteinte d’une maladie incurable? Les hésitations, les quiproquos, les petits arrangements avec les grands principes et la confusion des sentiments jouent un rôle primordial. Au final, la décision d’Henriette reste aussi inexplicable que le geste de Rita, y compris sans doute pour elle-même.

Traduire en images le mystère du monde et des êtres humains, donc ce qui par définition se dérobe à notre vue et à notre emprise, est le défi principal du cinéma de Jessica Hausner. Elle a mis au point à cette fin un style très particulier qu’elle varie et perfectionne de film en film. Les plans longs, la caméra fixe, l’attention portée aux couleurs (avec une prédilection pour les aplats en rouge, vert, jaune et bleu), un jeu d’acteur qui s’éloigne — parfois de façon imperceptible — du «réalisme» habituel, la valeur symbolique des décors et des objets, la rigoureuse précision de la mise en scène, un montage qui accentue ce qui est caché plutôt que ce qui est visible et déjoue constamment nos attentes, et plus généralement la cohérence esthétique inhérente à chaque Å“uvre, finissent par incarner visuellement des questionnements philosophiques complexes. D’aller ainsi à l’encontre de ce qu’on est aujourd’hui habitué à voir au cinéma, est son autre pari.

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