- Gesellschaft, Kultur, Multimedia, Video
Engagez-vous!1
70e Festival de Cannes
Coincé entre deux élections françaises, le 70e Festival de Cannes a eu lieu – encore plus que le 69e – sous haute sécurité. Aux fouilles systématiques (tout est contrôlé, jusqu’aux tubes de rouge à lèvres) et aux détecteurs de métaux se sont ajoutés des portiques aux entrées du Palais. Le matin, il arrive qu’on croise les démineurs avec leurs chiens dans la salle et dehors, des soldats sont postés mitraillette au poing au coin de la rue, à côté d’énormes vases de béton et de voitures de CRS censés arrêter les camions bélier. Des hélicoptères tournent dans le ciel, rejoint chaque soir par un petit avion qui survole le Palais au moment de la montée des marches. Voilà pour le côté visible. Il y également un dispositif de sécurité maritime et un dispositif anti-drones ainsi que, paraît-il, des tireurs d’élite sur les toits. Après l’attentat de Manchester, non seulement le Festival a observé une minute de silence mais la sécurité a été encore renforcée. Les contrôles sont toutefois moins stricts dans les autres lieux de projection… ce qui du coup n’est guère rassurant.
Très peu de films présents à Cannes n’évoquaient les raisons qui font qu’on en est arrivé à fêter le cinéma parmi des soldats en armes. Les inégalités toujours grandissantes, la globalisation, les diverses interventions militaires ou la crise des démocraties occidentales n’ont guère été traitées, pas plus d’ailleurs que les menaces écologiques à l’exception de «An Inconvenient Sequel: Truth to Power» avec Al Gore, présenté lors d’une unique projection en séance spéciale. Seule la question de l’immigration a trouvé un écho sur la Croisette. Mais dans «Jupiter’s Moon» (Kornél Mundroczó) et «Happy End» (Michael Haneke), les réfugiés, comme un petit garçon immigré dans la Palme d’Or «The Square», sont essentiellement là pour titiller la mauvaise conscience des bourgeois occidentaux. Hors compétition «Sea Sorrow», documentaire bien intentionné de Vanessa Redgrave qui permet aux immigrés de raconter leur histoire, et surtout l’installation de réalité virtuelle d’Alejandro González Iñárritu pour laquelle on devait se déplacer à l’aéroport de Mandelieu, s’intéressent réellement au sort des réfugiés. Je n’ai pas vu cette oeuvre intitulée „Carne y Arena“ (produite par la Fondation Prada!) qui met le spectateur à la place d’un immigré clandestin à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Selon les comptes-rendus, l’effet est saisissant mais on est davantage dans une création d’art moderne que dans du cinéma. Après Cannes, la production sera d’ailleurs présentée dans des musées. Et si cette nouvelle façon d’immerger le „spectateur“ (qui a l’impression de devenir acteur) dans les images, en le privant de tout recul par rapport à ce qu’il voit, lui permet certes de vivre la peur et le stress d’un immigré clandestin, elle est aussi une expérience purement émotionnelle qui n’invite guère à la réflexion et à l’analyse.
Terrorisme d’extrême-droite et d’extrême-gauche
Plutôt qu’au terrorisme islamiste, quelques rares films se sont tournés vers le terrorisme d’extrême-droit et d’extrême-gauche. La production allemande «Aus dem Nichts» de Fatih Akin prend comme point de départ un attentat néo-nazi mais ne fait à aucun moment référence au contexte politique et social dans lequel il a lieu. L’attentat semble en effet venir de nulle part («aus dem Nichts») et des terroristes, on saura seulement qu’ils étaient «fascinés par Hitler». À Cannes, Fatih Akin n’a cessé de déclarer qu’il avait mal digéré le fait que, sous prétexte que les victimes étaient des immigrés, la police et les médias ont d’abord soupçonné des règlements de compte dans le milieu mafieux après les attentats de la NSU en Allemagne. Mais cette problématique est évacuée en deux minutes dans son film qui se concentre sur une veuve très éplorée, interprétée par Diane Kruger (à qui ce contre-emploi a valu, comme on pouvait s’y attendre, le prix de la meilleure actrice). Passons sur le fait qu’une fois de plus, une femme blanche et blonde représente à l’écran des gens qui étaient plus souvent des immigrés. De façon assez poussive, Fatih Akin tente de démontrer ensuite comment la violence engendre la violence en nous faisant partager le désespoir de cette femme allemande dont le mari turc et le fils ont péri dans l’attentat. Constatant durant un long procès qu’Akin filme très platement, que l’Etat de droit ne pourra pas la venger parce qu’il est bridé par des lois qui donnent – bêtement, sous-entend le film – le bénéfice du doute à l’accusé, elle décide de le faire elle-même. S’il évite au dernier moment de tomber purement et simplement dans le film de vigilante à la Charles Bronson, «Aus dem Nichts» n’en laisse pas moins un arrière-goût désagréable.
Dans la section «Un certain regard», le film franco-italien «Dopo la guerra» d’Annarita Zambrano nous ramène au terrorisme d’extrême-gauche des Brigades rouges. Son protagoniste est un activiste condamné pour meurtre en Italie et réfugié en France, qui risque l’arrestation au début des années 2000 quand un nouvel attentat est commis au nom de son ancien groupe. Annarita Zambrano, dont c’est le premier long métrage, nous attache au personnage du militant qui est resté fidèle à ses convictions politiques (celles-ci ne sont toutefois pas développées) et dit n’éprouver aucun remord pour ce qu’il a fait mais voit sa fille adolescente confrontée aux conséquences de ses actes. Politiquement, c’est un film plus complexe que «Aus dem Nichts» même s’il supporte mal la comparaison avec «Die innere Sicherheit» réalisé en 2000 par Christian Petzold, à la trame comparable. L’acteur italien Giuseppe Battiston campe ce personnage de militant en lui conférant – chose rare au cinéma! – une vraie aura intellectuelle plutôt qu’un physique avenant.
Tandis que Marco repart dans la clandestinité avec sa fille récalcitrante, sa très distinguée famille en Italie voit les fantômes du passé resurgir en même temps que les paparazzi. Son beau-frère, qui s’était forgé une avantageuse réputation d’avocat proche des nécessiteux et espérait devenir procureur général, enrage de voir la réapparition de l’ancien terroriste freiner sa carrière. À la fin, c’est cette famille qui récupérera la fille de Marco. La réalisatrice semble considérer cette issue comme une sorte de happy end mais après avoir vu la contribution cannoise de Michael Haneke, précisément intitulée… «Happy End», on a plutôt tendance à avoir peur pour elle.
Les enfants sacrifiés
La juxtaposition durant le festival de dizaines de films provoque parfois ces télescopages involontaires mais féconds. La famille que met en scène Haneke est l’équivalent français de celle de Marco: vieille bourgeoisie un peu décadente installée à Calais, qui tente de se renouveler en s’acoquinant avec la nouvelle élite financière. Isabelle Huppert y est Anne Laurent, coincée entre un patriarche suicidaire (Jean-Louis Trintignant, en ligne direct de «Amour», film précédent de Haneke), un frère libidineux, un fils bon-à-rien et une petite-fille peut-être matricide (interprétée par Fantine Harduin, 12 ans, qui aurait mérité le prix d’interprétation haut la main). Chez ces gens-là, on ne parle de rien et on cache tout (les auto-références à la filmographie du réalisateur fourmillent). On fait des efforts pour se montrer poli avec les enfants comme avec les domestiques maghrébins et les immigrés clandestins qui circulent dans la ville mais tout, chez ces bourgeois de Calais nouvelle mouture, les tire vers la mort. Et la petite Eve, mal nommée car dernier maillon d’une espèce plutôt que première femme, filme leur agonie sur son portable avec le même détachement qu’elle suivait en direct la mort d’un hamster dans sa cage.
Le portable a joué un rôle central dans plusieurs films à Cannes. Il est devenu le symbole évident mais non moins puissant de l’aliénation et de l’individualisme à l’excès de l’homme et de la femme modernes. Il filme la mort dans «Happy End» et enferme ses utilisateurs dans leur bulle plus sûrement qu’une prison dans le film russe «Faute d’amour» d’Andrey Zvyagintsev (Prix du Jury). Les bourgeois de Haneke sont indifférents au malheur des autres dont ils sont directement ou indirectement responsables mais ils font au moins semblant de s’intéresser à leurs enfants. Dans le film russe «Faute d’amour», un couple en instance de divorce se déchire, chacun espérant se décharger sur l’autre d’un fils qui les encombre et les empêche de refaire leur vie. Mais il n’y a pas de touche «delete» pour effacer un enfant quand on s’en est lassé. Dans cette véritable descente aux enfers, du haut de la tour où ils possèdent un appartement qui passe en Russie pour un logement de standing, jusqu’aux bas-fonds d’une morgue où ils iront reconnaître un cadavre, en passant par une forêt tout droit issue d’un conte cruel et un ancien bâtiment soviétique en ruines, les parents vont subir quelques bouleversements mais sans se rapprocher ni s’amadouer. C’est un film d’une froideur absolue et d’un désespoir radical qui dépeint un monde où seuls comptent l’apparence et l’argent, un monde dont les citoyens sont anesthésiés par le flux constant d’images, engourdis par la peur (de l’apocalypse ou de la guerre) et pétrifiés par la haine. L’image la plus terrifiante de tout le festival est assurément celle où, après avoir entendu la mère débiter sans ménagement l’exécration qu’elle éprouve pour son fils, on découvre celui-ci caché derrière une porte, la bouche déformée dans un cri muet: il a tout entendu.
C’est un plan qu’on n’oublie pas et qui résume d’une certaine façon le sort des enfants dans ce festival. Les plus chanceux sont ignorés par leur père («The Meyerowitz Stories» de Noah Baumbach), accusés à tort («The Square») ou subissent la misère de leur mère («Fortunata» de Sergio Castellito – Un certain regard; «The Florida Project» de Sean Baker – Quinzaine des réalisateurs) à laquelle on les enlève parfois, quand d’autres sont tués par leur famille («Un homme intègre» de Mohammad Rasoulof – Un certain regard ), meurent dans des attentats pour créer le buzz («The Square») ou pour de vrai («Aus dem Nichts»), sont violés et prostitués («You Were Never Really Here» de Lynne Ramsay), rejetés et abandonnés à leur sort («Faute d’amour»), voire sacrifiés au sens très littéral du terme («The Killing of a Sacred Deer» de Yorgos Lanthimos). Pour nous encourager à croire encore en un avenir possible, Edward Steichen représentait après la Seconde guerre mondiale l’humanité comme une grande famille («The Family of Man») et Sting espérait en pleine guerre froide que «the Russians love their children too». À Cannes, il n’y avait plus guère que dans les contes pour enfants «Wonderstruck» et «Okja» que la jeune génération continue à représenter un certain espoir. Ce sacrifice des enfants symbolise d’une certaine façon l’incapacité de notre société à penser le long terme, en anticipant les conséquences de l’«après nous le déluge» qui semble prévaloir aujourd’hui dans les prises de décisions en matière politique, sociale et économique.
Ce n’est pas la Palme d’Or «The Square», réalisé par le Suédois Ruben Östlund, qui contredira cette tendance générale au pessimisme. Après s’être fait voler… son portable, un directeur de musée d’art moderne, qui s’apprête à inaugurer avec de belles paroles et une pub de choc une exposition sur le thème de la confiance et de l’entraide, n’hésite pas à accuser en bloc tous les habitants d’une HLM dans l’espoir de récupérer son bien. «The Square» dénonce assez violemment une certaine bien-pensance de la bourgeoisie cultivée (qui constitue a priori le public du film!) qui, de sa tour d’ivoire, prétend donner des leçons de morale. Christian et son entourage sont sans cesse confrontés à leurs propres contradictions comme si la culture dont ils se revendiquent n’était qu’un vernis qui cache mal non seulement leur égocentrisme et leur méfiance, voire leur peur vis-à-vis de ceux qui ne font pas partie de leur petit cercle (ou carré), mais aussi un instinct grégaire refoulé dont Östlund fait la démonstration dans une séquence-performance extrêmement dérangeante que le réalisateur laisse en suspens dans le récit. C’est peut-être juste un cauchemar du protagoniste, mais il est d’autant plus traumatisant qu’il arrive comme un coup de poing dans un film dont l’arme est par ailleurs le rire – jaune certes – avec une succession de séquences (dont l’une implique un préservatif rempli de sperme) parfois hilarantes mais non moins révélatrices.
Un film militant sur le militantisme
Un film va pourtant à contre-courant de ces constatations résignées. Et alors que c’est une oeuvre qui parle de la mort, «120 battements par minute» est aussi une des seules à célébrer la vie. A contrario de ses collègues qui semblent avoir fait une croix sur des valeurs telles que l’engagement et la solidarité, Robin Campillo réalise un film à la gloire de l’activisme politique en évoquant le combat de l’association Act Up dans la lutte contre le sida. Ses militants se sont battus dans les années 1990 – avec des moyens parfois discutables mais non violents – contre l’industrie pharmaceutique et contre le pouvoir politique afin de se réapproprier les moyens de survivre, tout en rendant enfin visible l’homosexualité. (La gêne évidente de deux spectatrices à côté de moi lors d’une scène d’amour entre deux hommes, montre qu’il y a encore du chemin à faire!)
Lors de sa projection, «120 battements par minute» m’avait semblé un peu long et didactique. Avec le recul et par comparaison, le film, porté par l’énergie de sa mise en scène et de ses acteurs (en premier lieu Nahuel Pérez Biscayart), apparaît comme une des productions les plus importantes de ce festival et couronné à juste titre par le Grand Prix du Jury. À l’heure où les initiatives citoyennes, aussi bien en matière politique qu’écologique, semblent reprendre de l’importance, Robin Campillo leur offre un film militant qui est aussi une invitation au militantisme. Il n’est pas défendu d’espérer qu’il annonce une nouvelle façon de s’engager au cinéma.
1 Sauf indication contraire, les films cités ont tous été présentés en compétition.
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
