Not so happy endings

Dans un numéro de forum consacré au bonheur, fallait-il parler des happy ends au cinéma ? Les couples qui s’embrassent, les couchers de soleil qui annoncent des lendemains qui chantent, le Mal vaincu, la démocratie sauvée… Il y a aussi le feel-good movie que les Québécois appellent, paraît-il, « films pur bonheur ». J’ai préféré regarder, de façon plus aléatoire, six films qui utilisent le mot « bonheur » dans le titre.

Un peu de propagande…

Simplement intitulé Le Bonheur, mon premier film est soviétique, muet et tourné en 1934. C’est le temps de la collectivisation forcée, juste après les grandes famines de 1932-1933 qui ont fait des millions de victimes. Mais 1932 est aussi l’année où Alexandre Medvedkine organise son « ciné-train », sorte de laboratoire ambulant qui lui permet de filmer et d’organiser des projections dans les contrées reculées de l’Union soviétique. Il faut convaincre les paysans des bienfaits de l’ordre nouveau, de la modernisation de l’agriculture et de l’augmentation de la productivité1. Le bonheur que Medvedkine tourne ensuite en s’inspirant de cette expérience est une sorte de continuation de la propagande, mais sur le mode inattendu du burlesque, genre pourtant peu prisé sous Staline. Conte populaire naïf, poétique et complètement délirant (ainsi que violemment anticlérical), inspiré à la fois des loubkis russes, du cinéma kolkhozien alors déjà très en vogue en URSS, et des films (interdits) de Chaplin, il raconte l’histoire du pauvre paysan Khmyr (Piotr Zinoviev), un « traîne-misère » et un « grippe-sous »2 que sa femme excédée envoie « à la recherche du bonheur » en lui ordonnant de ne pas « revenir les mains vides ». Khmyr envie les puissants qui mangent « du lard sur du lard », alors que lui n’a rien à se mettre sous la dent et pas de foin pour nourrir son cheval. Plus révolutionnaire que son maître, celui-ci se met en grève et c’est la femme de Khmyr qui est attelée à la herse ! Leur maigre récolte est aussitôt accaparée par les hommes du tsar et les popes. Désespéré, Khmyr veut se suicider, mais même cela lui est interdit ! En guise de punition, il est envoyé sur le front des Carpates, « ce qui lui fit perdre toute confiance dans le bonheur ». Après avoir survécu à tout cela, il se retrouve dans un kolkhoze, la révolution ayant eu lieu entretemps. Sa femme s’est émancipée, elle conduit désormais un tracteur, mais lui voit s’envoler son rêve de petit propriétaire et sombre dans une profonde dépression. Puis, un jour, il sauve presque malgré lui une écurie que voulaient brûler des voleurs et devient le héros du kolkhoze. Désormais, il est « quelqu’un », il a de beaux habits et il a compris que le bonheur ne peut être que collectif.

Le réalisateur Chris Marker, qui l’a redécouvert dans les années 1960, a qualifié Medvedkine de « dissident malgré lui ». De fait, ce que l’on retient aujourd’hui après avoir vu le film, c’est la réticence de Khmyr à intégrer ce kolkhoze, où pourtant tout le monde semble heureux à part lui. Inadapté au socialisme (comme Charlot l’était au capitalisme), il dit même qu’il s’y sent prisonnier3 !

La propagande est un genre périlleux. A trop vouloir prouver une chose, il arrive qu’on en démontre une autre. The Pursuit of Happyness réalisé en 2006 par l’Italien Gabriele Muccino et produit par Will Smith, qui en est l’acteur principal aux côtés de son fils Jaden, est inspiré de l’histoire vraie d’un sans-abri devenu multimillionnaire. Comme Medvedkine, Muccino est un dissident malgré lui, car en dépit d’un happy end on ne peut plus émotionnel, le film laisse un arrière-goût amer dès qu’on le regarde avec un peu de distance. Il commence lui aussi par une femme qui ordonne à son mari de ne pas revenir les mains vides et il se termine par un protagoniste qui devient le héros, non d’un collectif de paysans mais d’une agence de courtiers. (On est dans les années 1980, les courtiers faisaient encore rêver…). Ce qui déclenche la quête du bonheur de Chris, c’est la rencontre avec le conducteur d’une Ferrari rouge (qui remplace ici le tracteur socialiste). Ce dernier est courtier et tous les courtiers sont heureux (sous-entendu : puisqu’ils sont riches), apprend-il à Chris. Donc, Chris veut devenir courtier et pour cela, il va trimer plusieurs mois sans être payé, tout en s’occupant de son jeune fils. Le méchant fisc choisissant ce moment pour lui réclamer des arriérés, père et fils en sont réduits à dormir dans des centres d’hébergement, voire dans les toilettes du métro. Mais sa persévérance, son optimisme à toute épreuve, sa confiance en lui et l’amour pour son enfant vont permettre à Chris de réaliser son rêve.

The Pursuit of Happyness se révèle étonnamment réaliste dans la description de la pauvreté : des queues interminables se forment devant les centres d’hébergement, les pauvres se battent entre eux pour y entrer ou pour grapiller quelques sous. On apprend que le fossé entre pauvres et riches ne cesse de se creuser. Chris doit d’un bout à l’autre prouver qu’il est meilleur, plus rapide et plus motivé que ses concurrents, et s’entend répéter qu’il n’y aura qu’un élu pour beaucoup d’appelés. Comment ce film peut-il dès lors passer pour une apologie du néolibéralisme cher à Reagan ? Qu’advient-il de tous les laissés-pour-compte que Chris a croisés sur son chemin (et méticuleusement évité de fréquenter) ? Ne se sont-ils pas assez accrochés à leur rêve ? Au passage, on peut noter que le film est remarquablement « color blind », ne thématisant jamais le fait que l’immense majorité des courtiers, à l’exception de Chris, sont des hommes blancs, alors qu’il y a beaucoup de Noirs parmi les pauvres.

… et de pression

Si The Pursuit of Happyness passe néanmoins pour un feel-good movie, c’est, selon Eva Illouz et Edgar Cabanas4, parce que – au-delà du bon vieux mythe américain du self-made man – il s’inscrit dans cette idéologie nouvelle qu’est la psychologie positive, qui connaît une immense popularité avec son injonction au développement de soi et aux émotions positives, ce que les deux auteurs appellent précisément « l’industrie du bonheur », voire « la dictature du bonheur ». Elle proclame que chacun est responsable de son bonheur, qu’il suffit de changer son « moi » pour être heureux et que si on est malheureux, c’est parce qu’on s’abandonne à des sentiments dits négatifs.

Il en résulte non seulement un abandon des combats politiques et syndicaux, mais une pression constante : pour réussir sa vie, pour faire pleinement partie de la société, il faut être heureux. Or, le bonheur est devenu un bien de consommation comme un autre, que nous vendent à longueur de journée les publicités, les médias et la politique.

Cette industrie du bonheur propagée par la société de consommation est démontée dès 1964 par Agnès Varda dans Le Bonheur. On est dans le contexte des Trente Glorieuses. Publicités et magazines (surtout féminins) imposent l’image d’un bonheur tranquille dans des familles avec un papa et une maman (comme diraient les adeptes de la Manif pour tous).

Varda utilise des couleurs primaires et secondaires, des aplats, des rimes de couleurs qui se répètent à l’intérieur d’un plan ou d’un plan à l’autre et même des fondus colorés, rares au cinéma. Alors que ce jeu avec les couleurs relie plus spécifiquement son film à la peinture impressionniste d’un côté, et aux expérimentations de la Nouvelle Vague (Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, 1964 ; Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, 1965) de l’autre, le bonheur est, de façon générale, souvent associé au cinéma à des palettes chromatiques particulières, comme le démontrent aussi les films Happy Together, Happiness et Happy-Go-Lucky traités dans cet article.

Le Bonheur commence dans le jaune, l’orange et le vert, ici liés à la nature, aux fleurs, aux femmes et aux enfants. Mais c’est « un film rongé de l’intérieur5 ». Les couleurs du début font place au bleu, qui sera la couleur de la postière dont tombera amoureux le père, puis au rouge (immédiatement associé à une boucherie !). Car ce que raconte le film sans avoir l’air d’y toucher, c’est un drame familial. Thérèse (Claire Drouot), la jeune épouse, se dévoue tout entière à sa famille, à son gentil mari et à ses adorables enfants. Agnès Varda montre ses gestes répétitifs de mère et ménagère. François, le père (Jean-Claude Drouot), est menuisier dans un petit atelier familial. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’à ce que François rencontre la jolie postière Emilie (Marie-Françoise Boyer), qui ressemble à Thérèse, avec quelques atouts en plus. Elle se dit libre et il entend : libre pour lui. « Le bonheur, ça s’additionne », déclare-il, ce qui a fait taxer le film d’hymne à l’amour libre et lui a valu une interdiction aux moins de 18 ans à sa sortie en France ! Toute libre qu’elle soit, Emilie avoue pourtant que c’est pour elle « un peu désagréable » de devoir partager François avec Thérèse. Alors, parce qu’il n’aime pas mentir, François va, lors d’un pique-nique, avouer sa liaison à Thérèse. Quand il se réveille de sa sieste, elle a disparu. On la retrouve au fond d’un étang. Les couleurs du film s’assombrissent, mais François a encore envie d’être heureux, et puis qui va s’occuper des enfants ? Emilie prend la place de Thérèse, une séquence la montre faisant les mêmes travaux ménagers, dormant dans le même lit, jouant avec les enfants dans le petit bois près de l’étang, alors que l’automne peint les arbres et la campagne en jaune et brun.

Encore aujourd’hui, certains voient curieusement dans ce film une défense de l’amour libre. Mais si le monde idéal d’avant la chute est plus fade que joyeux, la fin où François remplace tout simplement Thérèse par Emilie est glaçante. Varda met en scène une image du bonheur qui soumet les femmes aux désirs et au confort des hommes, et les pousse à la mort quand, comme Thérèse, elles croient ne pas avoir été assez parfaites.

Trente ans plus tard, Todd Solondz met à nu dans Happiness (1998) l’envers du bonheur rose bonbon que nous sommes tous censés vouloir atteindre. Portant mal son prénom, la douce Joy (Jane Adams) cherche à la fois sa voie et son prince charmant, et ne trouvera ni l’une ni l’autre. Sa sœur Helen (Lara Flynn Boyle), belle et célèbre, a apparemment tout pour être heureuse, mais se morfond dans son arrogance. Le voisin d’Helen (Philip Seymour Hoffman), un pervers introverti assez répugnant, se fait draguer par une dame qui vient de couper en morceaux le concierge qui l’avait violée. Trish, une autre sœur de Joy, est une « desperate housewife » qui joue à la mère de famille épanouie, mais n’a plus depuis longtemps de relations sexuelles avec son mari Bill (Dylan Baker), ce qui s’explique, car celui-ci préfère à sa femme les très jeunes garçons. Ajoutez à cela les parents en instance de rupture qui s’ennuient en Floride et un neveu de 11 ans qui flippe parce qu’il n’a jamais éjaculé, et vous comprendrez qu’on a un peu de mal à croire que ces gens sont heureux !

Avec un humour froid, Solondz accumule dans Happiness tous les sentiments négatifs dont la psychologie positive voudrait faire table rase : dépressions, fantasmes macabres, ennui, peur, souffrance, perversions, mutilations, viols et suicides. Il dévie à cet effet l’esthétique, la lumière frontale et les couleurs pastel en aplat des livres pour enfants et des sitcoms. Les scènes situées dans l’appartement du personnage joué par Philip Seymour Hoffman, obsédé sexuel vraiment très déprimé, vont en revanche du rouge sombre au noir, alors que le pédophile est associé à la couleur verdâtre. Le film a été massivement critiqué à cause de ce personnage de pédophile auquel le réalisateur confère une humanité et une complexité dérangeantes, sans à aucun moment gommer l’abomination de ses actes. L’injonction au bonheur produit de l’aliénation et parfois des monstres.

Un détour par la mélancolie

Dans Happy Together (1997), ce qui intéresse le réalisateur hongkongais Wong Kar-wai, ce n’est pas la dictature du bonheur, mais l’évanescence du bonheur et l’impossibilité de retenir ce qui nous est cher. Le film commence en 1995, alors que deux amants sont en partance pour l’autre bout du monde, l’Argentine, au moment où Hong Kong prépare sa rétrocession à la Chine. Ils partent pour repartir de zéro, comme ne cesse de le répéter le protagoniste Yiu-fai (Tony Leung). On les retrouve sur une route déserte menant aux célèbres chutes d’Iguazú, mais ils se disputent avant d’y arriver, se retrouvent à Buenos Aires, se déchirent, emménagent ensemble par nécessité quand Po-wing (Leslie Cheung) est blessé, se fuient, se lassent, se battent, dansent le tango enlacés dans une chambre crade et, à bout d’énergie, se séparent pour de bon. Avec son esthétique trash reprenant entre autres références les couleurs saturées (dominées par le vert et le rouge) et les lumières artificielles des photographies de Nan Goldin, de longs passages en noir et blanc, plusieurs voix off, des sauts intempestifs dans le temps, des ralentis et des accélérés, des images abstraites, des chansons romantiques (Cucurrucucu Paloma), Happy Together ne semble donner à voir que les moments paroxystiques et douloureux d’une relation devenue toxique. Des chutes d’Iguazú, il ne reste qu’une image kitsch collée sur une lampe de chevet. Avant de revenir seul à Hong Kong en 1997, Yiu-fai fera un détour par ces chutes, dont les eaux semblent tout emporter dans leur tourbillon, tandis que Po-wing éclate en sanglots devant la lampe de chevet. La fin est à la fois apaisante et déchirante, tournée vers l’espoir et empreinte d’une grande mélancolie sous-tendue par l’impossibilité de faire durer le bonheur de la passion amoureuse et par le mal du pays, Hong Kong, port d’attache menacé de disparition.

Comment être heureux ?

Comment alors être heureux ? En étant libre et joyeux, mais aussi attentif aux autres, capable d’humour, y compris vis-à-vis de soi-même, et ouvert au monde. C’est ainsi que le cinéaste britannique Mike Leigh, sans sentimentalisme ni optimisme béat, définit le personnage de Poppy (Sally Hawkins) dans Happy-Go-Lucky (2008), film éclatant de couleurs vives. Cette jeune institutrice qui aime son métier, sa sœur, sa colocataire et bientôt un éducateur qui vient s’occuper d’un gamin dans son école, a pris le parti de rire des petits malheurs de la vie. Elle s’avère une enseignante motivée, responsable et pleine d’imagination, n’est pas à la recherche du prince charmant, ne veut pas nécessairement avoir des enfants (mais ne l’exclut pas), ne cherche pas à être la plus belle et n’est pas préoccupée par les possessions matérielles. Son secret est tout simple : elle est contente de ce qu’elle a et est ouverte à ce qui arrive. Ce qui est a priori un mauvais point de départ pour un film, puisque Poppy n’est en quête de rien. Mais cette indépendance et son refus de se conformer à une image prédéfinie du bonheur en font un personnage presque subversif. Elle met à nu la frustration des gens qui ne partagent pas sa joie de vivre. Quand sa sœur enceinte et visiblement au bord de la crise de nerfs lui reproche de ne pas se caser à son tour, Poppy lui répond qu’elle est parfaitement heureuse et qu’elle tient à sa liberté. Sa sœur explose alors : « You think I’ve taken the easy option ! ». Scott, son moniteur d’auto-école (Eddie Marson), lui jette même à la figure : « You celebrate chaos ! » Les confrontations successives de Poppy avec ce personnage psychorigide, raciste, complotiste et promenant par ailleurs une belle brochette de sentiments négatifs (« Do you see happiness ? No. Ignorance and fear, disease and multiculturalism. Rome is burning. »), mais s’entiche de façon quelque peu inquiétante de Poppy, sont à la fois cocasses et perturbantes. Elle essaie d’abord de faire face avec sa bonne humeur habituelle, mais il n’a aucun humour (ce qui le rend très drôle). Alors elle se défend en se moquant de lui, ce qui ne fait que le mettre davantage en colère. Poppy finira par mettre fin à ses leçons de conduite avec Scott. De ce point de vue, Happy-Go-Lucky est curieusement un film sans happy end, puisqu’il se termine sur une constatation résignée : « You can’t make everyone happy. »

  1. Pour une description des films tournés par le ciné-train, voir Massimo Oliver, « Le ciné-train de Medvedkine ou le miroir magique », https://grhed.hypotheses.org/482 (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 25 octobre 2019).
  2. Les citations sont issues des cartons de la version française.
  3. On lit souvent que le film a été censuré en Union soviétique, mais aucune source crédible ne semble le certifier.
  4. Edgar Cabanas/Eva Illouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paris, Premier Parallèle, 2018.
  5. Citation de Maurice Bessy sur le site de la production : https://www.cine-tamaris.fr/le-bonheur.

Tous les films sont disponibles par le biais de
www.a-z.lu

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