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Portraits de la société en feu
Le 72e Festival de Cannes vu à travers sept films emblématiques
On l’a assez dit, le palmarès du 72e Festival de Cannes fut résolument politique. A l’exception de « Dolor y Gloria » de Pedro Almodóvar, les films récompensés dénoncent des injustices sociales sur quatre continents (« Parasite » en Asie, « Atlantique » en Afrique, « Les misérables » en Europe, « Bacurau » en Amérique du Sud), questionnent la place de la femme dans la société et les arts (« Portrait de la jeune fille en feu »), se demandent comment faire face aux radicalisme (« Le jeune Ahmed »), mettent en scène d’inquiétantes manipulations génétiques (« Little Joe ») ou suivent un cinéaste palestinien à la recherche de fonds pour tourner son prochain film (« It Must Be Heaven »).
« Sorry We Missed You » de Ken Loach a néanmoins été écarté de ce palmarès. Il met en scène Ricky (Kris Hitchen), jeune père de famille forcé de devenir
auto-entrepreneur au service d’une société de transport et de logistique. Loach dénonce une fois de plus les méfaits d’un système ultralibéral inhumain qui exploite sans vergogne et à tous les niveaux les travailleurs et ne laisse pas à la femme de Ricky, aide-soignante à domicile, le temps de s’occuper décemment de ses patients… pardon, de ses clients. Même la solidarité qui a si souvent sauvé les personnages de Ken Loach, est dorénavant systématiquement et impitoyablement démantelée par ce système, celui-ci ayant trouvé le moyen de mettre en concurrence les chauffeurs pour les forcer à se trahir les uns les autres. De vieilles photos sont tout ce qui reste d’un temps où l’union des ouvriers en grève faisait encore leur force. Là où Daniel Blake1 se réinventait une famille pour l’aider à survivre, Ricky voit la sienne se disloquer.
Ricky finira par retourner contre lui-même la violence engendrée par ce système économique. C’est ce qui le différencie des protagonistes dans les quatre films primés dans lesquels les laissés-pour-compte, poussés à bout, dirigent leur colère et leur détresse, de façon à la fois plus offensive et plus polémique, contre les exploiteurs ou leurs représentants. Le plus souvent, ce sursaut prend la forme d’une explosion de violence, voire d’un massacre à la fois cathartique et symbolique. C’est le cas notamment dans « Les misérables » et « Bacurau », récompensés d’un Prix du jury ex aequo. « Bacurau » nous arrive d’un pays sous surveillance accrue des médias occidentaux depuis que Jair Bolsonaro y a pris le pouvoir. La production du film a commencé avant les élections mais le réalisateur Kleber Mendonça Filho, qui avait protesté ouvertement contre la destitution de Dilma Roussef lors de la présentation à Cannes de son film précédent « Aquarius » (2016), signe ici une métaphore féroce sur la situation de son pays qui ressemble chaque jour davantage aux dystopies imaginées par la science-fiction, selon les déclarations du cinéaste lui-même durant la conférence de presse. Le film commence d’ailleurs par un panneau nous avertissant que l’action se situe « quelques années » dans le futur. Un futur qui semble toutefois bien proche dans ce petit village (imaginaire) exsangue du sertão où les habitants, victimes de la corruption mais également d’événements plus mystérieux, manquent aussi bien de médicaments que de nourriture et d’eau propre. La seule chose qu’ils semblent avoir en profusion, c’est des cercueils et ils vont en avoir besoin. Mendonça et son coréalisateur Juliano Dornelles mélangent les codes du western spaghetti et la mythologie locale du cangaceiro avec quelques éléments de science-fiction pour mener leurs protagonistes de la résignation à la riposte sanglante contre la corruption des élites nationales et l’impérialisme états-unien. L’ultra-violence à la fin du film marque à la fois un espoir et une menace : espoir de voir le peuple se révolter contre un président aux allures de dictateur et menace que le pays ne sombre dans la guerre civile.
Côté français, les choses ne se passent pas beaucoup mieux. Dans « Les misérables » de Ladj Ly, on n’est pas à la campagne mais en pleine banlieue parisienne. Jadis, Victor Hugo a situé à Montfermeil l’histoire de sa Cosette. 150 ans après, l’ancien village est sur la carte du « Grand Paris » mais les misérables sont toujours là. La cité des Bosquets que nous découvrons avec un policier muté là de sa Normandie natale, est une zone de non-droit où seuls quelques flics s’aventurent pour y faire régner un semblant d’ordre, avec la collaboration fluctuante du ‘maire’ et de ‘l’imam’. C’est très peu mais ça fonctionne à peu près jusqu’au jour où un gamin vole un lionceau dans le cirque appartenant à une famille de Gitans peu portés sur la rigolade. Le réalisateur Ladj Ly habite et travaille dans cette cité où il s’est formé au cinéma avec le collectif Kourtrajmé, créé entre autres par Romain Gavras (fils de Costa-Gavras). « Les misérables » est son premier long métrage et se situe très consciemment dans la lignée directe de « La haine » (Mathieu Kassovitz, 1995) et « Do the Right Thing » (Spike Lee, 1989). Comme ces deux films, il documente la lente montée de la tension et l’enchaînement implacable des dérapages vers l’affrontement final que chacun espère éviter jusqu’au dernier moment. C’est l’histoire d’une rébellion annoncée au cours de laquelle des Gavroche modernes laissent exploser leur rage dans un face à face avec les policiers devenus les représentants d’un pouvoir haï. Là encore, le spectre de la guerre civile plane.
Dans ces deux films, un drone joue un rôle central. S’il n’est guère plus qu’un clin d’oeil dans « Bacurau », il devient dans « Les misérables » une métaphore par laquelle Ly questionne l’image qui est donnée de la banlieue et rappelle que filmer est toujours aussi une question d’éthique aussi bien que de rapports de force.
Alors que « Bacurau » et « Les misérables » font s’affronter des communautés, la lutte des classes se joue de façon plus feutrée (mais pas moins brutale !) entre deux ou plutôt trois familles, à l’intérieur d’une très belle maison d’architecte, dans « Parasite » de Bong Joon-ho, le film sud-coréen qui a remporté la Palme d’Or. Le titre évoque un film d’horreur, ce que « Parasite » est d’une certaine façon. Il suit une famille de laissés-pour-compte qui vont s’incruster dans une famille riche. Bong s’est inspiré de « La servante » (Kim Ki-young, 1969), l’un des grands classiques du cinéma coréen2 mais son film rappelle tout aussi bien « Shoplifters », la Palme d’Or 2018 du Japonais Hirokazu Kore-eda. Les deux palmés 2018 et 2019 commencent presque de la même façon, dans le bric-à-brac d’une famille pauvre cohabitant dans un espace minuscule. Comme la famille japonaise, la coréenne se serre les coudes pour survivre dans une société capitaliste qui ne laisse aux pauvres que les miettes des riches.
La parabole est à la fois simple et astucieuse. Il y a ceux d’en haut et ceux d’en bas. Ceux qui vivotent dans des sous-sols lugubres et ceux qui semblent hanter plus qu’habiter une maison toute en verre, grande et froide. L’enjeu, pour ceux d’en bas, est de s’infiltrer chez ceux d’en haut pour se nourrir et se faire (littéralement) une place au soleil. Le prix à payer est pour les pauvres de renier leur identité (ils changent de nom et de situation familiale), voire leur existence. Et de ravaler les humiliations que leur font subir en toute innocence ceux d’en haut. Le fait que les deux familles fonctionnent en miroir l’une de l’autre (le père, la mère, la fille et le fils de chaque côté) n’est bien sûr pas anodin. L’une comme l’autre sont prisonnières d’une hiérarchie que pour des raisons différentes, elles ne songent pas à remettre en question. Comme chez Ken Loach, il n’existe ici point de solidarité entre les damnés de la terre mais une implacable lutte pour remonter vers la lumière, pour littéralement (« Parasite » est un film très littéral) « sortir du trou » et « garder la tête hors de l’eau ». Bong en fait un film aussi drôle que cruel dans lequel il mélange les genres avec virtuosité, surprenant ainsi ses spectateurs plus d’une fois et n’hésitant pas à les heurter de front.
« Atlantique » de la Franco-Sénégalaise Mati Diop se sert lui aussi des codes du cinéma de genres. On est cette fois en Afrique et plus précisément à Dakar. L’Atlantique qui donne son titre au film est présent dès les premières images. Il est rare qu’un Européen le voit du côté africain et c’est tout le sujet de ce premier long métrage d’une réalisatrice qui est aussi la première femme d’origine africaine à voir son film sélectionné en compétition officielle. L’Atlantique est cette immensité bleue qui sépare les jeunes Sénégalais du « paradis » européen que les plus riches (ou les plus corrompus) d’entre eux s’efforcent de copier dans une débauche de décorations d’intérieur plus kitsch les unes que les autres. Mais à Dakar aussi, il y a les ceux d’en bas, qui s’échignent sur les chantiers et ne sont pas toujours payés pour leur peine. Alors ils tentent la traversée et se noient dans l’indifférence générale. Si dans « Parasite », les classes « invisibles » peuplent les sous-sols des villes (ce qui rappelle aussi le récent film « Us »), ici les corps des hommes disparus en mer prennent possession de ceux de leurs femmes et petites amies pour se venger des profiteurs. « Atlantique » est un film politique autant qu’onirique, réflexion à la fois sur la colonisation économique et celle des esprits, la recherche d’identité et la culture africaine (par le biais du vaudou, entre autres) mais pas assez abouti pour mériter véritablement le Grand Prix qui lui a été remis. Il n’en reste pas moins l’une des œuvres les plus originales qui nous soient parvenues depuis longtemps du continent africain.
Autre film de femme, plus discrètement mais pas moins intelligemment militant est le quatrième long métrage de la réalisatrice française Céline Sciamma. Son « Portrait de la jeune fille en feu » est une oeuvre à la fois singulière, profondément déconcertante, résolument féministe et mystérieuse comme son titre. Ça commence par un bel hommage à « The Piano » (1993) de Jane Campion (rappelons que celui-ci reste à ce jour le seul film réalisé par une femme à avoir remporté une Palme d’Or !) mais la jeune femme qui arrive en bateau sur une île sauvage ne vient pas pour se marier. Marianne (Noémie Merlant) se rend là pour peindre le portrait d’une autre femme prénommée Héloïse (Adèle Haenel) et c’est cette dernière qui va être mariée selon la coutume et contre son gré. Le portrait n’est que le support qui doit servir à vendre ses charmes au futur mari qui vit en Italie et ne la connaît pas. On comprend qu’Héloïse ne veuille pas de ce portrait et Marianne a donc pour mission de le peindre en cachette. Mais entre les deux jeunes femmes va naître un amour passionnel qu’elles savent toutes deux n’être qu’une parenthèse, un peu de bonheur volé à une société patriarcale qui fige les femmes dans des rôles et des postures rigides à l’instar de ce fameux portrait auquel Marianne en substituera en cachette un autre : celui de la jeune fille en feu. Le feu de la passion mais aussi le feu qui brûle de l’intérieur les femmes empêchées de s’épanouir et celui qui brûlait jadis les sorcières et les avorteuses. Sur cette île où les hommes ne font que passer, les femmes partagent certaines nuits des herbes et des secrets autant que des caresses. Avec Marianne, Céline Sciamma tire des oubliettes de l’histoire les femmes peintres qui ont effectivement existé au 18e siècle mais dont les noms ne figurent que rarement dans les catalogues des musées,3 et s’approprie le sujet, si souvent traité du seul point de vue masculin, de l’artiste et de son modèle. Il y a un côté autobiographique dans le projet quand on sait que Céline Sciamma a révélé au cinéma Adèle Haenel4 qui fut durant 10 ans sa compagne dans la vie mais le film dépasse ce côté personnel et propose une réflexion à la fois érudite et bouleversante sur le double regard, celui de la peintre et celui de la réalisatrice, posé par une femme sur une autre femme. Le jury ne se serait pas déshonoré en attribuant une Palme d’Or à ce film au lieu de ne lui donner que le Prix du scénario.
Malgré un niveau de qualité tout à fait honorable et quelques beaux films, les sections parallèles n’ont pas véritablement provoqué de surprises ou de révélations à une exception près et c’est à nouveau un portrait de femmes en feu. « Une grande fille » de Kantemir Balagov, le vrai choc de ce festival, a été programmé pour des raisons inconnues et difficilement compréhensibles hors compétition dans la section « Un certain regard ». C’est l’histoire de deux rescapées russes de la 2e Guerre mondiale, Iya (Victoria Miroshnichenko) et Masha (Vasilisa Perelygina), traumatisées par ce qu’elles ont vécu au front et dont on ne saura que des bribes. L’une élève le fils de l’autre, un gamin famélique mais tendre qui ne sait pas imiter un chien parce qu’il n’en a jamais vu : ils ont tous été mangés durant le siège de Leningrad. Quand le film commence, on est en 1945. Il ne sera question qu’en passant des supplices endurés par ces deux femmes et qui ont laissé le grand corps malade d’Iya cathartique, sujet à des crises incontrôlables qui vont provoquer un drame qu’on ne révélera pas ici mais que Balagov condense en un moment d’horreur pure, sordide diront certains. On pense à une scène pareillement muette dans « Faute d’amour » d’Andreï Zviaguintsev (2017), comme si les Russes avaient le secret de ces plans d’une cruauté si pure et si crue qu’on ne s’en débarrasse plus jamais tout à fait après les avoir vus. Au départ de « Une grande fille », il y a le livre de Svetlana Aleksievitch « La guerre n’a pas un visage de femme » dans lequel des femmes racontaient leur expérience de la guerre. A partir de ces récits, le jeune réalisateur Kantemir Balagov a imaginé ce double destin de femmes pour en tirer un film d’une somptueuse intensité et d’une noirceur dévastatrice. A défaut d’une Palme, il lui a valu le Prix de la mise en scène et le Prix Fipresci de la critique internationale dans la catégorie « Un certain regard ».
1) I, Daniel Blake avait valu en 2016 sa deuxième Palme d’Or à Ken Loach.
2) Im Sang-soo en a tiré en 2010 un remake également sélectionné en compétition à Cannes.
3) L’une d’entre elles fut Marie-Guillemine Benoist qui a notamment peint le Portrait d’une négresse, renommé Portrait de Madeleine, qui sert d’affiche à la très belle exposition Le modèle noir au Musée d’Orsay à Paris.
4) Naissance des pieuvres (2007).
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