Pour une confrontation des points de vue au lieu d’une guerre des valeurs

Dans le numéro de janvier 2020 de forum, Sandrine Gashonga demande s’il faut séparer l’œuvre de l’artiste1. Autrement dit : peut-on continuer à admirer et à voir, écouter ou lire une œuvre quand l’artiste qui l’a créée s’est rendu coupable de crimes, de délits ou d’actions que la société juge immorales ? Elle illustre son propos par trois exemples : Roman Polanski, accusé d’avoir violé 12 femmes, les monuments honorant dans le sud des Etats-Unis des généraux esclavagistes et une fresque murale représentant des esclaves appartenant à George Washington ainsi que le corps d’un Amérindien à terre.

La personnalité de l’artiste n’est en jeu que dans le premier de ces exemples. Dans les deux autres, ce sont les sujets des représentations qui posent problème mais encore une fois pour des raisons différentes. Les monuments des généraux confédérés glorifient des racistes et des tortionnaires. La fresque murale de Victor Arnautoff, peinte dans les années 1930, voulait tout au contraire dénoncer la complicité de Washington dans l’esclavagisme et dans le génocide des Amérindiens. Mais ce qui à l’époque de sa création passait pour une œuvre subversive, traumatise aujourd’hui les élèves afro-américains et amérindiens obligés de passer tous les jours devant la peinture qui se trouve dans le lycée George Washington à San Francisco.

Sandrine Gashonga conclut qu’on se trouve à chaque fois face à des choix à faire en tant que société et en tant qu’individu. Elle choisit pour sa part « un idéal moral plutôt qu’un idéal esthétique », des « êtres de chair et de sang plutôt que la création artistique ». C’est d’une part faire peu de cas de l’art que de le réduire à un idéal esthétique ou de le présenter comme une entité abstraite, opposée aux êtres humains « de chair et de sang ». L’art digne de ce nom enrichit les êtres humains, leur ouvre de nouveaux horizons, les bouscule dans leurs certitudes (comme voulait le faire Arnautoff), les dérange et les désarçonne (ce que font, qu’on le veuille ou non, beaucoup de films de Polanski). C’est d’autre part réduire ce choix à une équation binaire entre un Bien et un Mal : les êtres de chair et de sang ou une œuvre accusée de les humilier.

Mais comme le dit Obama, cité dans un autre article2 du même numéro de forum : « The world is messy. There are ambiguities ». La fresque sur Washington en est un bon exemple. La personnalité ultra-complexe de Polanski en est un autre. Cela n’excuse ni les crimes qu’il a commis (on sait qu’il en a commis au moins un) ni son attitude assez inqualifiable aujourd’hui qui consiste à s’ériger en victime (« On essaie de faire de moi un monstre »)3.

Plusieurs choses me mettent mal à l’aise dans les réactions entourant « l’affaire Polanski » et dans d’autres discussions récentes autour de l’art.

C’est d’une part le lynchage médiatique de personnes soupçonnées de harcèlement ou de violences sexuelles, qui rappellent le pilori du Moyen-Âge ou la pratique de l’autocritique publique et forcée dans les dictatures communistes. Je suis bien consciente qu’un très grand nombre de criminels sexuels ont jusqu’ici bénéficié de la prescription parce que les victimes n’arrivaient pas à parler, ou d’un non-lieu parce qu’elles n’ont pas le moyen de prouver des faits qui ont généralement lieu alors qu’elles sont seules avec l’agresseur. Je constate que le mouvement #MeToo, y compris par ses débordements ou peut-être à cause d’eux, a réussi à faire qu’on écoute enfin ces victimes. Et la parole des femmes a toujours du mal à se faire entendre, sauf si elles s’appellent Vanessa Springora ou Adèle Haenel et arrivent à rallier à leur cause les médias traditionnels.4

Mais l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme (qui devrait s’appeler « des droits humains » !) déclare que chaque personne a droit à un procès équitable. C’est un principe fondamental de l’Etat de droit. Un autre principe est que chacun est égal devant la loi et ce n’est donc pas parce qu’on s’appelle Polanski ou Weinstein et qu’on a des amis haut placés qu’on peut échapper à la justice ou bénéficier d’a priori favorables de la part des tribunaux. La justice doit enfin assumer ses responsabilités et mettre fin à l’actuelle culture de l’impunité en matière de violences sexuelles si elle veut que ces deux principes soient conservés et respectés. Je veux croire qu’elle y arrivera.

Une forme de censure

Le deuxième aspect qui me gêne est l’appel à la censure que je ressens dans beaucoup d’interventions. Sandrine Gashonga ne la revendique pas mais suggère que l’idéal moral exige le boycott : « choisir Samantha, Charlotte, Robin, Renate, Marianne et Valentine plutôt que les films de Polanski ». Elle laisse néanmoins ce choix à chacun et chacune mais d’autres vont plus loin et cherchent par exemple à empêcher physiquement des spectateurs et spectatrices de voir J’accuse de Polanski. Sous la pression réelle ou imaginée des citoyens (et électeurs), la structure intercommunale française Est Ensemble avait fait enlever le film de l’affiche dans les salles de cinéma qu’elle gère, avant de se rétracter. De façon plus générale, les cas d’autocensure ou de censure « préventive » semblent se multiplier.

Certes, les mots sont là aussi à manier avec précaution. Même s’il n’est pas présenté dans des salles de cinéma, un film n’est pas pour autant nécessairement censuré, du moment qu’on peut le voir librement ailleurs (dans d’autres salles, en dvd ou sur un site vod par exemple). Et empêcher une projection pour attirer l’attention sur un problème n’est pas en soi une censure au sens strict du terme. Au Luxembourg même, le procédé a été plusieurs fois utilisé au cours du 20e siècle, par la gauche comme par la droite,5 d’ailleurs généralement avec pour seul effet de donner une visibilité accrue à l’œuvre visée.

Mais comme l’égalité de chacun devant la loi, la liberté d’expression faisait jusqu’à présent partie des valeurs démocratiques et est protégée de ce fait dans les constitutions6. La censure est strictement encadrée par la loi (qui interdit par exemple l’appel à la haine ou à la violence). La culture du dialogue exige par ailleurs qu’on débatte avec ceux qui pensent autrement, non qu’on les empêche de s’exprimer ou qu’on essaie de les faire taire en les conspuant sur les réseaux sociaux comme c’est par exemple arrivé à Sylviane Agacinski qui, parce qu’elle est opposée à la légalisation de la GPA (gestation pour autrui), a été traitée de « homophobe » et a vu une de ses conférences annulée à l’université de Bordeaux.

Il faut agir pour déconstruire des positions hégémoniques, remettre en question les récits dominants et ouvrir la voie à l’expression d’autres points de vue sur l’histoire, la société et la culture. Il est dans l’ordre des choses que cela engendre des réticences, des oppositions et des débats qui peuvent parfois être houleux. Mais l’argument moral qui relègue irrémédiablement dans le camp des personnes infréquentables ceux et celles qui osent exprimer, par l’art ou la parole, une opinion différente des idées considérées comme moralement correctes, est dangereux. D’abord parce que la plupart des discriminations ont été et sont encore justifiées au nom de la morale. A partir de 1930, le Code Hays7 interdisait ainsi dans les films hollywoodiens la représentation de « l’amour impur », ciblant notamment toute relation en-dehors du mariage mais aussi et surtout les relations homosexuelles considérées comme « perversions » dans la bonne société de l’époque. Ce même Code Hays ne trouvait en revanche rien à redire – pour ne prendre qu’un exemple – à la romantisation de l’esclavage ou à la scène dite « du viol » (et surtout de la justification du viol)8 dans Gone With the Wind (Victor Fleming, 1939). Le producteur de ce film dut bien batailler avec Hays… mais pour conserver le mot « damn » dans la célèbre réplique « Frankly, my dear, I don’t give a damn ».

Si les comportements et les mots interdits ou honnis ont changé, certains n’hésitent pas aujourd’hui à appeler, sinon au retour de la censure, du moins aux condamnations morales et au boycott, parfois avec des accents dogmatiques qui ne laissent de place ni au débat ni aux nuances et ont trop souvent pour effet collatéral de scinder la société en camps opposés.

A une intervieweuse qui s’étonnait qu’elle lise Charles Bukowski, Virginie Despentes – auteure de King Kong Théorie dans lequel elle décrit les mécanismes de la domination masculine – 9 a répondu « Je pense que ce serait dommage de se passer de la lecture de Bukowski quand même. Malgré tous les problèmes que ça peut me poser comme féministe […]. »10 Je dirai pour ma part la même chose de Polanski : je n’aimerais pas me passer de ses films comme je n’aimerais pas me passer de certains films de Woody Allen, de Chaplin ou d’autres cinéastes aujourd’hui accusés de divers crimes, et je pense que tous les pourfendeurs de Harvey Weinstein ne vont pas boycotter dorénavant Fahrenheit 9/11, The Lord of the Rings ou l’essentiel de l’œuvre de Tarantino. Cela ne revient pas à « séparer l’homme de l’œuvre » ce qui me semble une aberration. C’est ne pas réduire l’homme au crime qu’il a pu commettre. Si l’homme Polanski a commis des crimes pour lesquels il doit être jugé, il a aussi trouvé des images saisissantes pour transposer à l’écran l’absurdité et les affres de la condition humaine. Je regarderai sans doute à l’avenir ces films d’une autre façon mais devrons-nous nous passer de cette œuvre parce que son auteur a commis ces crimes ? Suis-je complice si je les regarde ? Je ne tiens nullement à honorer l’homme qui n’a plus rien d’honorable mais l’honneur n’a pas grand-chose à voir avec une œuvre artistique. Tout comme je peux lire Céline, non en faisant fi de son antisémitisme mais en l’intégrant dans mon analyse de ses livres, je peux regarder les films de Polanski en tenant compte de sa biographie et de ses déclarations.

Expliquer pour déchiffrer

Vouloir reléguer aux oubliettes des œuvres d’art qui ne correspondent pas ou plus aux exigences morales d’aujourd’hui comme c’est le cas avec Gone With the Wind, les peintures de Gauguin ou l’opéra Carmen, me semble encore plus absurde. Expliquer, contextualiser, analyser, réinterpréter comme l’a fait par exemple l’excellente exposition Le modèle noir de Géricault à Matisse au Musée d’Orsay à Paris en 2019 me paraît au contraire nécessaire, non seulement pour remettre ces œuvres dans leur contexte, mais pour permettre au public de les appréhender, déchiffrer et (ré)évaluer par lui-même. C’est aussi ce que fait, dans une approche tout à fait différente mais non moins efficace, l’artiste Deborah de Robertis quand elle dévoile son sexe sous La Joconde ou L’origine du monde. Au lieu de vouloir cacher ces œuvres, donnons-nous les moyens d’en discuter et d’en analyser le fond, la forme et le contexte.

L’autre argument souvent invoqué pour appeler au boycott ou à l’effacement d’œuvres d’art de l’espace public est émotionnel : elles heurteraient les sensibilités d’une partie de la population. Dans l’interview déjà citée ci-dessus, Virginie Despentes continue : « C’est important aussi, je crois, d’être capable d’écouter des paroles avec lesquelles on n’est pas d’accord sans que ce soit une offense insupportable ». Ecouter des paroles avec lesquelles on n’est pas d’accord, qu’elles témoignent de l’histoire passée ou reflètent une vision du monde différente de la nôtre, semble aujourd’hui de plus en plus difficile. Mais au lieu d’argumenter, d’exposer et d’analyser, on se dit offensé ou blessé – ou on déclare que d’autres pourraient se sentir offensés ou blessés – ce qui réduit l’antagoniste au silence. Il n’y a pas si longtemps, les catholiques intégristes étaient offensés par La dernière tentation du Christ porté à l’écran par Martin Scorsese ou le Piss Christ d’Andres Serrano. Aujourd’hui ce motif de censure est repris par des représentants de toutes les communautés religieuses, ethniques, sexuelles et autres qui se déclarent ou sont déclarés « vulnérables » et ne pourraient donc supporter la vue de certaines images ou l’expression de certaines paroles. Il me semble que c’est infantiliser une personne adulte que de supposer qu’elle n’est pas en mesure de se confronter à des représentations qui questionnent ou contredisent sa propre vision du monde ou même l’image qu’elle se fait de son identité.

Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi les élèves afro-américains ou amérindiens qui passent devant la fresque d’Arnautoff devraient se sentir traumatisés. Il me semblerait plus normal qu’ils soient en colère et qu’ils revendiquent que les crimes des pionniers blancs soient thématisés et discutés, que les points de vue des populations indigènes et des descendants d’esclaves soient incorporés dans le narratif national (ce qui était le but de l’artiste), que le racisme actuel qui découle de celui du 18e siècle soit dénoncé et combattu. Les survivants de la shoah et leurs descendants n’ont à ma connaissance jamais demandé que les images des camps de concentration soient cachées. Bien au contraire, ils se battent pour qu’on ne les oublie pas.
Les discriminations et les oppressions doivent être combattues. Il est pour cela nécessaire que les minorités ou les personnes qu’on rassemble à tort ou à raison sous ce terme aient droit à la parole et à leur point de vue. Il est scandaleux qu’elles soient toujours aussi peu représentées, notamment dans les médias et les arts. Mais plus il y aura de points de vue, plus nombreux seront aussi les différents regards, parfois inconciliables – y compris à l’intérieur d’une même communauté – sur le monde et la société. On sera heurté, choqué et déstabilisé. On débattra, on expliquera et on confrontera nos expériences et histoires. Et tous et toutes en ressortiront enrichi-e-s.

  1. Sandrine GASHONGA, « Polanski ou la guerre des valeurs », dans forum 402, janvier 2020, p. 68-70.
  2. Tessie JAKOBS, « Warum Demokratien ‹ Call-outs › brauchen », dans forum 402, janvier 2020, p. 53-55.
  3. Paris Match 3684, 12 au 18 décembre 2019.
  4. Vanessa Springora accuse l’écrivain Gabriel Matzneff d’avoir abusé d’elle alors qu’elle était mineure. Adèle Haenel a raconté le harcèlement sexuel qu’elle a subi de la part du réalisateur Christophe Ruggia alors qu’elle était également mineure. Dans ces deux cas, le parquet de Paris s’est autosaisi et a ouvert une enquête alors qu’en parallèle de nombreuses affaires d’agressions sexuelles sont classées sans suite.
  5. Paul LESCH, Au nom de l’ordre public et des bonnes mœurs, CNA, 2005.
  6. « Eine Zensur findet nicht statt » (Allemagne), « Congress shall make no law […] abridging the freedom of speech » (Etats-Unis), « La censure ne pourra jamais être établie » (Luxembourg, art. 24).
  7. Le code Hays était un code dit d’ « autorégulation » mais plutôt d’autocensure, que s’étaient donné les producteurs hollywoodiens pour éviter les accusations de débauche et appels au boycott émanant de différentes ligues de vertu.
  8. Dans cette scène, Rhett Butler, jaloux et rejeté par Scarlett, l’embrasse de force (on la voit se débattre) puis la saisit et monte avec elle les escaliers (elle se débat toujours). Fondu au noir. Le lendemain, Scarlett se réveille, radieuse.
  9. Virginie DESPENTES, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006.
  10. Podcast de Victoire TUAILLON, « Les couilles sur la table. Virginie Despentes, les jolies choses de l’art », septembre 2019, https://www.binge.audio/virginie-despentes-les-jolies-choses-de-lart (dernière consultation : 11 juin 2019).

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