Réflexions sur le patrimoine artistique au Luxembourg

Au sens strict, le patrimoine artistique au Luxembourg est d’une richesse relative.1 L’art ancien est surtout représenté dans les collections publiques du Musée national d’histoire et d’art (mnha) et des Musées de la ville de Luxembourg (anciennes col-lections Pescatore, Lippmann et Dutreux-Pescatore). Pour l’art moderne des 19ème et 20ème siècles, les œuvres appartenant au mnha sont, dans l’ensemble, bien connues.

L’art contemporain (fin du 20ème et 21ème siècles) et la photographie (à partir du début du 20ème siècle autour d’Edward Steichen) sont surtout présents dans les collections du mnha, du Mudam, du CNA, de la BCEE, et dans celles d’un certain nombre d’entreprises privées (surtout financières, mais pas uniquement)2. Il faut ajouter à cela les œuvres dans l’espace public (urbain et rural) et celles faisant partie du programme du 1,5% artistique pour les bâtiments publics.3 En revanche, on ne peut que spéculer sur la véritable ampleur des collections privées, en raison de la discrétion qui généralement les entoure : ce qui en a été montré au public à ce jour ne permet pas d’affirmer que le pays recèle des trésors cachés d’une portée exceptionnelle. Certaines œuvres remarquables apparaissent parfois, dans des expositions internationales, avec la mention « collection luxembourgeoise », mais à ma connaissance, il n’existe pas de catalogue permettant d’en avoir une vision véritablement représentative.4 Cela vaut aussi pour les collections d’art antique, asiatique, africain ou d’Amérique précolombienne, pour lesquelles se pose probablement, outre la question de la discrétion pour des raisons fiscales, celles concernant l’authenticité et la provenance, voire de la restitution de biens issus de la prédation de sites archéologiques et culturels.

Enfin, faute d’archives conséquentes,5 il est également difficile d’évaluer la richesse de la création artistique sur le territoire, et il est à craindre que l’annonce plus opportuniste qu’intéressée de la création d’une Galerie nationale d’art n’y change rien avant longtemps.6

Cependant, en termes de reconnaissance, c’est bien dans le domaine de l’art contemporain que le Luxem-
bourg s’est véritablement distingué jusqu’ici, comme tend à le montrer la présence d’artistes autochtones sur la scène internationale (Michel
Majerus, Bady Minck, Bert Theis, Su-Mei Tse, etc.) et le prêt d’œuvres de la collection du Mudam pour des expositions à l’étranger.7 En effet, si le pays n’a fait qu’assister passivement au développement de l’art des époques précédentes, il y participe plus activement depuis la fin des années 1980 grâce au travail conséquent de plusieurs galeries privées et surtout à l’ouverture du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain en 1996, suivie de celle du Mudam en 2006. C’est donc l’art contemporain ou postmoderne qui a permis d’émanciper le Grand-Duché de son provincialisme atavique dans le domaine des arts visuels, non sans causer quelques remous.8

Néanmoins, les progrès des dernières décennies dans la mise en valeur de ce patrimoine récemment cons-titué sont indéniables : c’est un fait acquis que depuis la première année culturelle en 1995, le nombre d’expositions et de publications n’a cessé de croitre, confinant parfois à la redondance.9

Par ailleurs, la conservation des collections publiques se heurte, comme partout, à son coût exorbitant (en raison notamment des primes d’assurances qui s’envolent à cause de la spéculation sur le marché de l’art) et au prix de la main d’œuvre spécialisée (les matériaux actuels utilisés par les artistes sont souvent un casse-tête pour les restaurateurs). De plus, les prix élevés du terrain constructible au Luxembourg exa-cerbent les problèmes de stockage.10

La question de savoir si ces efforts de valorisation et de conservation sont suffisants ou non se heurte aujourd’hui inéluctablement au sens que l’on peut leur donner à l’ère de la mondialisation et de la globalisation. S’il s’avère, comme le pense Emmanuel Todd, que nous vivons une mutation anthropologique majeure11, l’idée même de patrimoine n’aura bientôt plus la même signification que celle que nous lui attribuons encore. Cette dernière est, grosso modo, liée à la naissance des nations (pour son aspect identitaire) et à la modernité (pour son aspect historique et nostalgique) qui, à partir du milieu du 19ème siècle, a profondément modifié les relations sociales et l’aspect de nos villes : face à l’accélération des changements induits par le progrès technologique, les musées et l’historisation de l’art ont permis un véritable travail de mémoire sur « l’héritage culturel transmis par les pères » qui disparaissait à vue d’œil. Il n’est pas étonnant que pour compenser partiellement cette perte, l’intérêt se soit alors aussi porté sur les « arts exotiques » qui donnaient l’illusion de se rapprocher d’un paradis déjà perdu en Occident, comme pour se raccrocher au patrimoine commun d’une humanité supposée originelle.

Or la mondialisation – encore sporadique au 19ème et inachevée après la Deuxième Guerre mondiale – s’étend à marche forcée depuis que l’idéologie néolibérale s’est imposée comme pensée unique à la fin du 20ème siècle. Depuis, à l’échelle mondiale, le patrimoine artistique est soumis aux critères de rentabilité et tend à se confondre avec les attractions touristiques, lorsqu’il n’est pas simplement instrumentalisé à des fins de propagande politique pour cacher les véritables enjeux12 : le Luxembourg ne fait que suivre le mouvement, bien que son statut original permette de parler de nation branding là où ailleurs l’ordre de grandeur est régional, voire communal. C’est pourtant cette nécessaire et irrévocable perspective globalisée qui permet les constats pertinents et qui soulève les questions nouvelles liées à l’avenir du patrimoine.

Dans le contexte d’une concurrence accrue entre les villes du monde entier pour attirer les touristes, que se passe-t-il au Luxembourg ? D’une part, la pression démographique, couplée à l’extension de la place financière, survoltent le marché immobilier et risquent de faire disparaitre plus vite que prévu, sous les nouvelles habitations, les témoignages archéologiques et, derrière des façades reconstruites, les déjà rares édifices anciens vraiment remarquables. D’autre part, la volonté de constituer un patrimoine original d’art contemporain pour les générations futures (seule manière réaliste de compenser les faiblesses du passé, parce que le pays s’est seulement doté récemment d’outils permettant de participer à l’aventure de l’art de notre époque) se heurtent généralement à l’incompréhension et à l’absence de vision cohérente – le récent démantèlement de la Chapelle de Wim Delvoye est significatif à cet égard. C’est proba-blement aussi parce que les marqueurs de l’identité culturelle encore dominants sont l’expression d’un complexe d’infériorité provincial, comme le prouve le désir récurrent de vouloir reconstituer un héritage significatif d’art moderne pour s’accrocher à une période mythique mais révolue de la création artistique (le nom officiel donné au Mudam, malgré l’absence de collection d’art moderne digne de ce nom, en témoigne).

Pourtant, la mutation sociétale en cours modifie ces marqueurs, d’autant plus que la contradiction est patente entre la nécessité d’innovation permanente dans le cadre de la pensée unique et les discours (généralement avec fonction lénifiante) autour de l’identité fondée sur des concepts patrimoniaux. Comment, en effet, définir ces derniers dans un pays qui, pour préserver son modèle économique, s’engage dans une fuite en avant sans pareil (faut-il déjà inclure le Space Mining dans nos discours identitaires et considérer les astéroïdes comme notre patrimoine futur ?) tout en nécessitant une forte immigration qui transformera en profondeur ses références culturelles, familiales, religieuses et linguistiques ?

À cela s’ajoutent les défis qu’entraine la digitalisation, que le pays entend mener à toute allure. Le mnha propose déjà sur son site internet une « série de visites en 3D immersives et interactives (…) à l’aide de technologies de pointe (…) du patrimoine culturel luxembourgeois. » Le Mudam tient à jour sur son site la collection et a été le premier musée luxem-
bourgeois à faire partie du Google Art Project en 2013. Mais quel sera l’impact de cette numérisation sur la conception et la connaissance d’un patrimoine ainsi virtualisé et déterritorialisé ?13 De quels affects sera-t-il porteur ?

Sommes-nous certains, à l’heure où les villes se battent un peu partout pour attirer les touristes et renvoyer les réfugiés tout en misant sur la marchandisation du monde et sur la croissance économique qui pourtant compromet l’avenir, de pouvoir transmettre à la génération des digital-natives nos conceptions actuelles du patrimoine alors que celles-ci paraissent contraires aux valeurs nouvelles et aux modes de vie qui émergent ?

 

 

1 « …il faut avouer que, sauf exceptions, un des traits constants de l’art luxembourgeois est de refléter ce qui ailleurs, dans des régions plus favorisées, s’est fait plus tôt et souvent en mieux… », Jean-Luc KOLTZ, ‘La Peinture de la Renaissance à la Première Guerre mondiale‘ dans L’art au Luxembourg de la Renaissance au début du 21ème siècle (sous la direction de Alex Langini), Fonds Mercator, Bruxelles, 2006

2 L’initiative Private Art Kirchberg a permis de mieux connaître la concentration d’art dans ce quartier (www.artkirchberg.lu).

3 Notons qu’avant l’indépendance du Grand-Duché en 1839, le pays appartenait en propriété privée au roi des Pays-Bas : il n’y avait donc pas, à proprement parler, de bâtiment ni d’espace public avant cette date (voir Enrico LUNGHI : « L’art dans l’espace public : une promenade à travers la ville de Luxembourg’ dans : Trans(ient) City. » Luxembourg 2007 & Bom Barcelona, 2007).

4 Une partie de la collection de SAR la Grande-Duchesse Joséphine-Charlotte (De Manessier à Wim Delvoye) a été montrée au mnha en 2003 et une collection privée d’art contemporain a été montrée au Mudam en 2010 sous le titre « Just love me ».

5 L’Infolab du Casino Luxembourg, bien qu’incomplet et non régulièrement mis à jour, reste le projet d’archive publique d’art contemporain le plus ambitieux à ce jour.

6 Voir, entre autres, Josée HANSEN, Coulée Continue, dans www.land.lu/page/article/443/9443/FRE/index.html

7 Par exemple avec l’exposition A More Perfect Day – Collection Mudam à l’Artsonje Center à Seoul en 2013

8 Rappelons, entre autres, les débats autour de Lady Rosa of Luxembourg de Sanja Ivekovic en 2001 et de Cloaca de Wim Delvoye en 2007.

9 Les rares expositions des collections privées depuis 1995 au mnha et « Am Tunnel » de la BCEE confirment cette impression. Par ailleurs, les éditions successives de Private Art Kirchberg, si elles ont attiré un public de plus en plus nombreux, n’ont guère varié de manière significative en termes de contenu, et le Mudam, qui a consacré un étage entier à sa collection dans des expositions temporaires entre 2012 et 2014 a stoppé ce programme en raison d’un épuisement (temporaire du moins) des possibilités de renouvellement fondé sur sa collection.

10 Notons qu’au moment de son ouverture en 2006, les locaux de stockage du Mudam étaient déjà insuffisants et il a fallu recourir à la location d’espaces externes. Par ailleurs, les prix de location des salles de stockage climatisées au port franc au Kirchberg sont inaccessibles aux musées.

11 « …. un basculement d’une ampleur telle qu’il faut parler d’une mutation anthropologique, comparable à la révolution néolithique plus encore qu’à la révolution industrielle », Emmanuel TODD, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Seuil, Paris, 2017.

12 Le Loto du Patrimoine imaginé par le gouvernement français est représentatif de cette « farce » politique : censé rapporter 15 mil-lions d’euros pour « sauver quelques monuments en péril » il cache une amputation de 32 millions sur le budget que l’Etat alloue à cet effet. Voir ’Loto du patrimoine et tirage au château’, dans Le Canard Enchaîné, 6 juin 2018.

13 Sur la déterritorialisation du patrimoine à l’ère de la mondialisation, lire par exemple www.espacestemps.net/articles/la-deterritorialisation-et-les-changements-dechelle-du-patrimoine/

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