Regards de femme(s)

Les relations hommes – femmes dans le cinéma de Jane Campion

C’est le Festival de Cannes qui remarque Jane Campion dans les années 1980, dès ses premiers courts métrages dont le stylisme un peu maniéré la catalogue alors plutôt comme cinéaste ‘intellectuelle’ voire avant-gardiste1. L’éveil à la sexualité (féminine) et les dangers qu’elle implique, les familles dysfonctionnelles, les pères adultères, les relations père-fille ainsi qu’un univers et une esthétique fortement inspirés de David Lynch, sont alors ses marques de fabrique qui se retrouvent aussi dans son premier long métrage Sweetie, présenté en compétition à Cannes en 1989. Ce film raconte la relation difficile entre deux sœurs dont l’une, Sweetie (Genevieve Lemon), est la favorite du père qui la vénère au détriment de Kay (Karen Colston), la protagoniste du film et l’exacte opposée de l’extravertie, ultra-sexuelle, égocentrique et régressive Sweetie. Le thème de la sœur comme double inversé, la place du père, la folie qui rôde, la voix off féminine ainsi que les emprunts aux archétypes jungiens, aux contes de fées et plus généralement à l’inconscient, parcourront l’œuvre de Jane Campion. Mais comme dans les courts métrages, c’est d’abord l’aspect formel qu’on retient ici, à commencer par l’excentricité des cadrages (en partie inspirés de la photographie) et la palette de couleurs centrée sur le bleu et le vert qui prédominera dans tous ses films, à l’exception du thriller In the Cut où domineront le rouge et le vert.

En adaptant à l’écran An Angel at My Table, l’autobiographie de sa compatriote l’écrivaine néo-zélandaise Janet Frame, Jane Campion ne revient pas seulement dans son pays natal2 mais également à un style apparemment assagi, peut-être dû au fait que l’adaptation est d’abord passée en mini-série à la télévision avant d’être remontée pour le cinéma. C’est aussi le premier film de Jane Campion dont la photographie n’est pas signée par Sally Bongers, ce qui semble confirmer que cette dernière a été la principale instigatrice du style très particulier des premières œuvres de Campion. La palette des couleurs reste dans le bleu et surtout le vert, couleurs qui s’avèrent ici être celles de la Nouvelle-Zélande qui devient ainsi pour la première fois un personnage à part entière. Tout au contraire de Sweetie, Janet fait tout pour adapter son comportement à ce que la société semble attendre d’elle, mais échoue et finira par être internée dans un asile psychiatrique avant de trouver sa voie et sa vie dans l’écriture. Janet est l’un des très rares personnages féminins, dans l’œuvre de Jane Campion et dans le cinéma en général, à s’épanouir et à trouver son bonheur en-dehors de toute relation amoureuse.

Dans ce film, Edith Campion, la mère de Jane qui, comme son père Richard, fut une grande figure du théâtre néo-zélandais, interprète le court rôle d’une prof d’anglais qui fascine Janet. Edith Campion était également écrivain et c’est elle qui a offert à sa fille le livre de Janet Frame. Elle était par ailleurs une femme souffrant de graves dépressions, qui a fait plusieurs tentatives de suicide (Janet en fait une également) et a très mal vécu d’avoir été abandonnée par Richard qui la trompait. Jane Campion a ainsi appris sur le tard qu’elle avait une demi-sœur. Elle a souvent utilisé ces éléments biographiques dans ses films et notamment dans Holy Smoke (co-écrit avec sa sœur Anna) et plus encore dans In the Cut où l’épisode du père adultère qui abandonne la famille traumatise durablement les deux demi-sœurs au centre de l’intrigue.

L’amour romantique en tant que lutte de pouvoir

An Angel At My Table reçoit le Grand Prix du Jury au Festival de Venise 1990, mais c’est avec son troisième long métrage que Jane Campion va entrer au panthéon des grands cinéastes tout en se faisant connaître d’un plus large public. The Piano lui vaut en 1993 la seule Palme d’Or jamais attribuée à une cinéaste femme à ce jour, trois Oscars et des ribambelles d’articles de presse dont un nombre non négligeable qui traitent de la représentation de la femme et du désir féminin. Ces thématiques sont âprement discutées (jusqu’à aujourd’hui sur le web), certain(e)s voyant dans le film une œuvre résolument féministe (une femme farouchement indépendante qui ne s’exprime que par l’art amène les hommes à respecter ses désirs et sa sexualité) alors que d’autres regrettent au contraire que la protagoniste finisse par se mettre en couple avec l’homme qui l’a d’abord forcée à avoir des relations sexuelles avec lui.

De fait, comme toutes les productions de Jane Campion, le film – d’une grande qualité esthétique  – est beaucoup plus complexe qu’un simple «feel-good» féministe. Même si elle a déjà expérimenté avec certains de ces thèmes dans ses courts métrages, c’est ici que la cinéaste commence véritablement sa réflexion sur «l’amour romantique», se confrontant ainsi à l’un des grands thèmes du cinéma populaire qu’elle approche de façon originale et selon des points de vue toujours renouvelés. Elle en expérimente notamment toutes les expressions possibles, de la plus pure (Bright Star qui raconte l’amour de Fanny Brawne et du poète romantique John Keats) à la plus lugubre (In the Cut dans lequel une femme est attirée sexuellement par un homme qu’elle suspecte d’être un meurtrier). En bonne diplômée d’anthropologie, Jane Campion observe de film en film comment les femmes, dans une culture occidentale qui continue de célébrer le grand amour comme condition sine qua non d’une vie comblée, tentent de trouver leur place dans cette constellation. L’un des enjeux dans quasiment tous ses films est le choix que doivent faire ses héroïnes de rester ou non avec un homme, et ce qu’elles sont prêtes à sacrifier ou à risquer pour cela. Les relations des personnages féminins de Jane Campion avec les hommes sont explicitement décrites comme des luttes de pouvoir; les femmes ne cessent de négocier leur rôle et leur sexualité face au monde masculin. Dans The Piano, cette négociation est prise à la lettre quand Baines (Harvey Keitel) échange les touches du piano d’Ada (Holly Hunter) contre des actes sexuels avant de comprendre que cet acte mercantile l’avilit tout autant que la femme. Retranchée jusque-là dans un monde dans lequel elle ne communiquait qu’avec sa fille Flora (Anna Paquin), mariée de force à un homme avec lequel elle refuse de consommer son mariage, Ada va s’ouvrir avec Baines à sa propre sensualité et finalement à la vie. Mais cette évolution passe aussi par celle de Baines. Cet homme au caractère plutôt sauvage, au physique viril et exotique (il porte des tatouages maoris) des aventuriers classiques, va se consumer d’amour pour Ada, jusqu’à ne plus quitter son lit quand il ne peut plus la voir. Jane Campion le filme nu, en objet explicite du désir d’Ada et du public (le film est supposé attirer surtout un public féminin). Ce regard posé, à la fois par Ada, par Jane Campion et par les spectatrices, sur le corps de Harvey Keitel a été interprété comme une inversion explicite du «regard masculin» de Laura Mulvey3 tandis que celui du mari sur sa femme (en train de faire l’amour avec Baines) est dénoncé comme voyeur (il a lieu à travers un trou de serrure) … et signe d’impuissance.

Cette ‘féminisation’ de l’homme est un thème récurrent chez Jane Campion. Dans Holy Smoke (1999), qui raconte la confrontation entre une jeune femme fascinée par un gourou indien et un «désenvoûteur» américain, le même Harvey Keitel devenu P. J. Waters se laissera entraîner par la jeune Ruth Barron (Kate Winslet) dans un dangereux jeu de séduction qui vire à la guerre des sexes au cours de laquelle le vieux macho ira cette fois jusqu’à endosser le rôle et la robe de la femme. Dans In the Cut (2003), le détective Malloy (Mark Ruffalo) sera ligoté et attaché par son amante Frannie. Le récit de ce film est par ailleurs mis en route par le regard d’une femme sur un acte sexuel: Frannie est curieusement troublée lorsqu’elle devient par hasard témoin d’une fellation. Dans Bright Star (2009), le poète Keats se meurt de tuberculose telle une dame aux camélias. À l’inverse, Alistair Stewart (Sam Neill), le mari d’Ada dans The Piano, tente en vain de se conformer au rôle patriarcal que la société attend de lui, mais échoue pathétiquement en tant que mari et en tant que colon4. Stewart, qui règne sur un univers stérile (fait de boue et d’arbres morts) et des maoris qui ne semblent pas avoir beaucoup de respect pour lui, refuse que sa femme lui caresse les fesses, mais quand il tente de la violer, c’est encore le regard d’Ada qui l’arrête.

Le père, la mère, le mari

Dans la filmographie de Jane Campion, les personnages masculins les plus dangereux pour les héroïnes sont parfois ceux qui veulent les épouser. Outre Alistair Stewart, on peut citer l’excentrique Gilbert Osmond (John Malkovich, plus ogre que jamais… mais d’une sophistication très féminine) qui tisse sa toile autour de la riche héritière Isabel Archer (Nicole Kidman) dans The Portrait of a Lady (1996), mais aussi le serial-killer dans In the Cut qui offre une bague de fiançailles aux femmes qu’il veut assassiner. Dans ce film, le personnage le plus angoissant n’est toutefois pas le meurtrier mais le père de Frannie (Meg Ryan). La séquence de rêve où, avec ses patins à glace, il sectionne les jambes de son épouse, est d’une extraordinaire cruauté. Les pères ne sont d’ailleurs pas en reste. On peut évoquer à nouveau Gilbert Osmond qui vampirise littéralement sa fille Pansy (Valentina Cervi), mais aussi Matt Mitcham (Peter Mullan) qui tyrannise toute une communauté et est soupçonné d’avoir mise enceinte sa propre fille Tui (Jacqueline Joe) dans la mini-série Top of the Lake. L’inceste, thème sous-jacent dans d’autres films de la cinéaste, est ouvertement nommé ici: non seulement Matt semble avoir abusé de sa fille, mais l’héroïne Robin Griffin (Elisabeth Moss), une inspectrice de police travaillant en Australie mais revenue dans sa Nouvelle-Zélande natale (comme Jane Campion), devient l’amante de Johnno (Thomas M. Wright) bien qu’il s’avère qu’ils pourraient avoir le même père. Dans la petite ville Laketop, elle enquête, dans un monde d’hommes dans lequel elle se fait traiter de «lesbienne» et de «féministe», sur le probable viol et la disparition de Tui à laquelle elle s’identifie plus que de raison. On apprendra dans un épisode ultérieur que Robin a elle-même jadis été victime d’un viol collectif. La jeune Tui (qui, comme Ada, refuse de parler à Robin) joue ainsi face à Robin le rôle de double féminin qu’ont endossé dans d’autres films Sweetie face à Kay, Pauline (Jennifer Jason Leigh) face à sa demi-sœur Frannie dans In the Cut, la belle-sœur nymphomane face à Ruth dans Holy Smoke ou Flora face à sa mère Ada dans The Piano.

La relation fusionnelle entre Ada et Flora a été beaucoup étudiée mais au-delà de ce film, la relation mère-fille est traitée de manière plus complexe et plus variée que celle entre père et fille. De façon inattendue (étant donnée la personnalité d’Edith Campion), la mère apparaît souvent comme un pôle apaisant, que ce soit dans Sweetie (où elle s’oppose à l’obsession du père pour Sweetie), dans Holy Smoke où – débarrassée de son mari adultère – elle finit par rejoindre sa fille en Inde alors que le pays lui faisait d’abord peur, ou surtout dans Bright Star où la mère de Fanny Brawne est un modèle de patience et d’amour jusqu’à pratiquement ressusciter sa fille quand celle-ci s’écroule après la mort de Keats. Dans Top of the Lake, Robin revient contre son gré dans sa ville natale lorsque sa mère est mourante; une mère avec laquelle elle tente de se réconcilier alors que celle-ci l’a jadis poussée à mettre au monde l’enfant qu’elle a eu après son viol (et qu’elle a abandonné ensuite)5.

Bien qu’elle la signe avec Gerard Lee, le scénariste de Sweetie et son ancien conjoint, cette série apparaît par bien des côtés comme un condensé de l’œuvre de Jane Campion. Sous la surface du lac que mentionne le titre est cachée symboliquement la violence omniprésente entre les hommes et les femmes dans cette communauté étrange qui rappelle, par bien des côtés, Twin Peaks de David Lynch. Sauf qu’ici, la jeune fille qui disparaît au début finira par abattre l’homme qui la menaçait (et disait l’aimer). Patriarche caricatural, capable de grandes violences, Matt a pour habitude d’aller se fouetter sur la tombe de sa mère! Ce personnage tordu mais réellement effrayant est confronté non seulement à Robin (qui porte un nom masculin) mais également à une communauté de femmes, en quête spirituelle mais plus encore d’amour physique, qui ne sont pas sans rappeler la secte de Holy Smoke. Elles ont osé s’installer sur ce qu’il estime être son territoire (elles l’ont rebaptisé «Paradise» et de façon générale, la série n’est pas avare en références bibliques), sous la conduite d’une sorte de gourou new age androgyne du nom de GJ qui les guide autant qu’elle semble les mépriser (GJ est interprétée par Holly Hunter qui, pour l’occasion, s’est fait la tête de… Jane Campion!). Et comme Frannie dans In the Cut, Robin, qui s’ennuie avec son fiancé, fera confiance à un homme qui est en vérité celui dont elle aurait dû le plus se méfier.

Faute de place, nous n’avons pu ici approcher l’oeuvre de Jane Campion qu’à travers son rapport à la question des relations hommes-femmes. D’autres thématiques mériteraient d’être explorées. De façon peut-être significative, la plupart des essais qui lui ont été consacrés se concentrent sur The Piano alors que sa filmographie, à la fois cohérente et variée, mériterait bien davantage d’attention. À l’heure actuelle, Jane Campion vient d’entamer le tournage de la deuxième saison de Top of the Lake.

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