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Sexe, politique et cinéma
Carol Siegel : Sex Radical Cinema
Sex Radical Cinema est l’œuvre d’une universitaire américaine qui s’identifie en tant que « sex radical ». Ce courant apparu au début des années 1980 est parfois aussi appelé « sex-positive feminism ». Les « sex radicals » s’opposent notamment aux féministes qui veulent éradiquer la prostitution et la pornographie, considérées comme des outils de la domination patriarcale. A ces arguments, les « sex radicals » répondent qu’au contraire les femmes doivent s’emparer de la pornographie pour y imposer un point de vue féminin et sont d’avis qu’elle ne dégrade pas systématiquement la femme mais met en scène des fantasmes dans lesquels hommes et femmes peuvent se retrouver. De la même manière, les féministes pro-sexe luttent non pour l’abolition mais pour la légalisation de la prostitution afin de redonner à la prostituée le contrôle sur son corps et son activité.
Sex radicals / cultural feminists
Carol Siegel définit au début de son livre la position des « sex radicals » : « women and men have the right to express their sexualities freely as long as the expression takes place between those who are capable of meaningful consent to participate » (p. 2). Le sexe doit pouvoir être pratiqué comme une activité sans autre finalité que le plaisir qu’en tirent les partenaires consentants. Tout comme les hommes, les femmes peuvent aimer le sexe pour lui-même et non pour la protection, le bien-être matériel, la reconnaissance sociale ou « l’amour romantique » qu’il est supposé apporter. Le sexe est une activité bénéfique, voire subversive puisque condamnée par la morale bourgeoise et les pouvoirs établis. En tant que politiquement « radicale », Siegel remet en question les normes et les consensus sur lesquels s’est construite l’Amérique (et les autres sociétés occidentales), à savoir notamment la propriété privée et la famille au sein de laquelle les femmes et les enfants doivent sans cesse être protégé(e)s.
Cette position des « sex radicals » se heurte aux normes actuelles de la société américaine devenue de façon générale moins ouverte vis-à-vis du sexe qu’elle ne l’était dans les années 1970. Siegel en rend en partie responsables les « cultural feminists » qui correspondent peu ou prou à ce qu’on appelle en France les féministes essentialistes ou différentialistes. Elle les accuse d’avoir en substance déclaré incompatible la sexualité des hommes et des femmes, de voir en tout homme un prédateur sinon un violeur, et de considérer tout acte sexuel sans engagement affectif à long terme comme bénéficiant au seul partenaire masculin et donc comme une forme d’oppression des femmes. De ce fait, les « cultural feminists » se seraient engagées dans une alliance contre nature avec la droite religieuse pour condamner la pornographie, la prostitution et plus généralement les aventures sexuelles hors mariage, voire le sexe tout court.
Réévaluer et analyser certains partis pris
Selon Siegel, cette conception ou plutôt ce refus de la sexualité a été largement popularisé(e) au cinéma et à la télévision depuis le début du 21e siècle. L’un des exemples les plus frappants en est la série Twilight (2008-2012) dans laquelle le vampire Edward s’abstient de toute relation sexuelle jusqu’au mariage ! Et même James Bond n’a plus droit qu’à une seule scène de sexe dans Skyfall (Sam Mendes, 2012) alors que le méchant interprété par Javier Bardem semble avoir une vie sexuelle particulièrement riche. Dans une série comme Sex and the City (HBO, 1998-2004), pourtant vantée par certains comme progressiste en ce qu’elle montre des femmes indépendantes et sexuellement actives, la vie des protagonistes tourne majoritairement autour des hommes, et leur activité sexuelle a pour but plus ou moins avoué de dénicher un riche mari. Samantha, la seule qui refuse résolument tout engagement émotionnel avec ses amants de passage, sera « punie » par un cancer.
Se référant entre autres à Michel Foucault et Gilles Deleuze, Carol Siegel déclare le sexe politique et l’originalité de son ouvrage est de revisiter un certain nombre de films à travers cette approche radicale qui l’amène entre autres à faire une distinction nette entre politique « libérale » et politique « radicale » à l’œuvre dans les films. Le féminisme libéral, toujours bien intentionné quand il s’agit de défendre, contre les méfaits du sexe, les femmes et les enfants en manque de protection, renforce en réalité le consensus majoritaire qui lui-même maintient les structures de pouvoir établies. On peut ne pas toujours être d’accord avec Carol Siegel mais en bousculant les idées reçues et en rejetant des normes communément admises parmi ceux et celles qui se considèrent comme « progressistes » ou « de gauche », elle nous force à réévaluer et analyser certains partis pris.
Dans les cinq chapitres que contient l’ouvrage, elle se penche sur la fétichisation de la virginité (féminine) et la fixation obsessive de notre société sur la pédophilie (chapitre 1), la prostitution synonyme d’esclavage sexuel (chapitre 2), la relation entre sexe et antimilitarisme (chapitre 3), le sexe interracial dans le cinéma d’horreur et – peut-être sa contribution la plus inattendue – enfants et perversité sexuelle dans les films de Tim Burton (chapitre 5).
Radical vs/ libéral
Dans le premier chapitre, elle oppose les films Thirteen (réalisé en 2003 par Catherine Hardwicke qui tournera plus tard le 1er épisode de Twilight) et A ma sœur ! (Catherine Breillat, 2001). Le premier est considéré comme un film libéral notamment parce qu’il insiste sur l’importance de la relation fille-mère et construit un univers d’où le père, et donc symboliquement le pouvoir patriarcal, est absent. Mais la sexualité de la jeune héroïne Tracy y est décrite comme maléfique et comparée à une addiction dont la mère va devoir la sauver. Tracy se laisse par ailleurs entraîner dans ce comportement destructeur par une camarade de classe au nom latino. Siegel insiste sur la composante consciemment ou inconsciemment raciste de beaucoup de films dans lesquels les personnages ayant des comportements sexuels considérés comme répréhensibles sont souvent non-Blancs, rajoutant au refus de la sexualité la hantise américaine du métissage.
Dans A ma sœur !, la jeune protagoniste n’a, au contraire de Tracy, pas le corps d’une star hollywoodienne. Ne se conformant pas aux normes de beauté et de séduction, contrairement à sa grande et belle sœur Elena qui respecte les règles de l’amour « romantique » (du sexe contre une bague de fiançailles), Anaïs démasque l’hypocrisie d’une société qui dit protéger les femmes mais ravale systématiquement leur corps au rang de marchandise. A la très longue et crispante scène de la défloration d’Elena, Catherine Breillat fait succéder celle, hors champs, du viol d’Anaïs par un inconnu qui vient de tuer sa mère et sa sœur. A ma sœur ! questionne – et rejette violemment – ainsi les conventions romantiques, familiales et sexuelles exaltées dans la plupart des films américains, et c’est ce qui en fait une œuvre radicale.
Dans le deuxième chapitre, Siegel rappelle qu’un scénario récurrent des « revenge movies » est l’enlèvement de femmes blanches vers des pays tiers où elles sont forcées de se prostituer, ce qui donne l’occasion à un homme blanc (de préférence le père ou un homme symbolisant l’autorité) de les libérer dans un déluge de violence. L’élément raciste est particulièrement marqué dans ces films puisque les criminels sont pour la plupart des hommes arabes, orientaux ou russes. Et si l’esclavage sexuel existe bel et bien, les bourgeoises blanches n’en sont pas les principales victimes.
En général, Siegel compare et oppose un ou plusieurs films, l’un « libéral » et l’autre « radical ». Outre les longs métrages de Hardwicke et Breillat déjà cités, elle analyse ainsi Mystic River (Clint Eastwood, 2003) et Mysterious Skin (Gregg Araki, 2004) qui traitent de la pédophilie ; Taken (Pierre Morel, 2008) et Eastern Promises (2007) du très « sex radical » David Cronenberg sur la traite des prostituées ; certains films pacifistes contemporains et If… (Lindsay Anderson, 1968) ; Panic Room (David Fincher, 2002) et The People Under the Stairs (Wes Craven, 1991) sur le thème de la propriété privée dans les films d’horreur. Ce faisant, elle se sert de beaucoup d’autres films pour cimenter ses thèses qui sont souvent inattendues, provocatrices et stimulantes, même quand on ne les partage pas.
Dans le dernier chapitre, elle exprime son étonnement quant au fait qu’on continue à vendre en tant que « films pour enfants » les œuvres de Tim Burton qui sont pourtant pleines de « pervers » sexuels : sadomasochiste (Batman Returns, 1992), sadique (Edward Scissorhands, 1990), masochiste (Sleepy Hollow, 1999) et même nécrophile (Corpse Bride, 2005) ! Elle en conclut que le tabou concernant la sexualité des enfants est si grand qu’il nous rend aveugle à ce propos. La radicalité de Burton consiste dans le fait qu’il représente ces personnages sous un jour positif. Ils ont simplement une sexualité différente de la norme. Et Siegel de rapprocher ces films du Nymphomaniac de Lars von Trier (2013) dans la façon dont ils se détournent résolument de la morale sexuelle communément prêchée.
Le refus le plus radical qu’on puisse cependant opposer à l’ordre social et politique dominant est encore de récuser, à l’instar de l’universitaire Lee Edelman, « l’appel du futur et de l’Enfant qui l’incarne ». Dans son ouvrage No Future, il fait « du queer et du sinthomosexuel ceux qui entravent cette logique futuriste »1. Siegel le suit pour conclure son étude sur plusieurs films apocalyptiques – The Future (Miranda July, 2011 ), Melancholia (Lars von Trier, 2011) et Take Shelter (Jeff Nichols, 2011) – dont elle examine la relation aux enfants (et à la propriété privée) dans un contexte de fin du monde avant de terminer son livre sur un ultime plaidoyer pour une sexualité libre et libérée de toute arrière-pensée utilitariste ou consumériste.
Nouvelles perspectives
Carol Siegel lit les films à travers une lunette étroite et s’en sert pour marteler un message politique effectivement radical. Mais elle ne s’en cache pas et tout au contraire s’en revendique. Certaines de ses déclarations, notamment sur les relations qu’elle appelle « intergénérationnelles » (entre adultes et adolescent(e)s), peuvent choquer après #metoo et des témoignages comme celui de Vanessa Springora dénonçant sa relation a priori consentie et néanmoins destructrice avec Gabriel Matzneff. Le chapitre le plus faible est paradoxalement celui sur le sexe et l’antimilitarisme (Eros et Thanatos). Mais dans notre société (pas seulement américaine) qui a, sans doute plus encore qu’au moment de la rédaction du livre, tendance à moraliser toute discussion sur le sexe, le point de vue « minoritaire » (au sens de Gilles Deleuze) de l’auteure aussi bien sur le cinéma que sur la société, nous amène à reconsidérer certaines convictions et à revoir certains films d’un autre œil.
Carol Siegel, Sex Radical Cinema, Indiana University Press, 2015.
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