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Un inventaire du patrimoine après une épidémie de démolitions ?
5 280 signatures validées : la pétition 1638 qui lançait un « Appel urgent pour la protection du patrimoine architectural luxembourgeois » n’a pas seulement connu un franc succès auprès du public, mais le débat qu’elle a engendré à la Chambre des députés le 21 octobre 2020, et qui a duré deux heures, était le plus long consacré jusqu’ici à une pétition1. D’André Bauler (DP) à Octavie Modert (CSV), en passant par Fred Keup (ADR) et Charel Margue (Déi Gréng), tous les députés présents ont félicité les initiateurs de leur engagement en faveur du patrimoine bâti. Tous ont reconnu l’urgence de trouver une solution. La plupart ont fait part de leur conviction que la loi en voie de finalisation allait remédier aux carences actuelles de la protection du patrimoine. Mais aucun n’a été d’accord avec la solution mise en avant par les pétitionnaires, à savoir de placer tous les immeubles construits avant 1955 sous protection provisoire et de n’accorder une autorisation de démolition qu’après avis du Service des sites et monuments nationaux (SSMN).
La ministre de la Culture, Sam Tanson (Déi Gréng), a rendu attentif au fait qu’une telle proposition – qu’elle trouve personnellement sympathique – avait déjà été formulée en 2004 par la commission parlementaire, quand elle avait examiné le projet de loi 4715 ayant la même finalité que l’actuel projet 7473 relatif au patrimoine culturel, quitte à prévoir le 1er janvier 1914 comme date-limite. Mais le Conseil d’Etat avait répondu par une opposition formelle, parce que, selon Tanson, il n’était pas possible pour tout propriétaire de connaître de façon sûre et certaine la date de construction de son immeuble, ce qui conduirait à une insécurité juridique. Richard Graf a rappelé dans un texte publié le 28 octobre 2020 sur www.woxx.lu que le Conseil d’Etat avait avancé encore d’autres arguments pour refuser cette proposition : la mesure serait arbitraire, car la date ne répondrait à aucun critère objectif. C’est pourquoi nous avions proposé ici même de définir plutôt une date mobile : tous les bâtiments vieux de 30 ans… Mais l’argument principal du Conseil d’Etat révélait, une fois de plus, sa vraie motivation : « La jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle en matière d’égalité devant la loi […] exige qu’en la matière la disparité soit objective, qu’elle soit rationnellement justifiée, adéquate et proportionnée à son but, interdisant par là l’établissement d’une distinction arbitraire entre les citoyens. » C’est d’ailleurs ainsi que le Tribunal administratif a motivé la plupart de ses arrêts qui cassent à la demande du propriétaire un arrêté de classement (voir forum nos 403, 409 et 410). Et le Conseil d’Etat d’exiger, en 2004, pour chaque classement une décision individuelle par un examen spécifique de chaque dossier. En d’autres termes : pour le Conseil d’Etat et pour les juridictions, le droit à la propriété privée prime l’intérêt commun. L’inscription dans la constitution de l’intérêt national à sauvegarder le patrimoine historique, qu’il soit archéologique, architectural, mobilier ou immatériel, s’impose avec de plus en plus d’urgence.
Car urgence il y a ! Les pétitionnaires ont l’impression, difficile à vérifier, que la vitesse à laquelle les démolitions se succèdent a vivement augmenté depuis que le projet de loi prévoyant l’établissement d’un inventaire de tous les immeubles dignes de protection, commune par commune, risque d’être voté à courte échéance. Karin Waringo a raconté dans son intervention devant la Chambre des députés comment nombre de promoteurs n’hésitent pas à démarcher les propriétaires d’une maison isolée pour l’acheter, la démolir et la remplacer par un bloc de béton qui rapporte plus. Leurs arguments pour tromper les vendeurs sont horripilants : le bilan énergétique ne correspondrait p. ex. plus aux normes actuelles, ce qui engendrerait bientôt des frais de rénovation importants (alors que – soit dit en passant – les immeubles protégés bénéficient de dérogations en matière d’efficience énergétique). Dans un texte publié le 31 octobre 2020 dans le Luxemburger Wort, trois militants du LSAP montrent comment même de nouveaux appartements et maisons ne servent plus à des fins de logement, mais uniquement à rentabiliser des investissements, car les revendre après deux ou cinq ans rapporte bien plus que la mise initiale, les prix du marché ayant augmenté même en temps de crise due à la Covid-19 de près de 14 % en un an. Dans ces conditions, il n’est même pas intéressant de les donner en location, malgré une demande énorme sur le marché du logement.
La loi en instance n’apporte en effet pas de réponse à cette urgence. Le projet même prévoit dix ans pour finaliser les inventaires des 102 communes. Et même si le service de l’inventaire a été renforcé ces derniers mois, c’est une véritable gageure quand on pense à des communes autrement plus étoffées en immeubles à valeur historique que sont des villes comme Luxembourg ou Esch-sur-Alzette.
Proposition de procédure quant à des demandes de démolition
Ma proposition est donc des plus simples : inscrire dans la loi l’obligation pour toute administration communale confrontée à une demande de démolition de la soumettre pour avis au SSMN, qui devrait y répondre à court terme, soit pour proposer un classement, soit pour donner le feu vert en vue de sa démolition. Cette procédure ne constituerait pas une entrave au droit de propriété – ce ne serait le cas que si un classement déclenchait la procédure ordinaire. Elle ne réduirait pas non plus la sacrosainte autonomie communale, car le bourgmestre n’aurait qu’à demander un avis. Elle serait absolument parallèle à la procédure prévue dans le projet de loi en matière de protection des sites archéologiques : son art. 4.1 exige que dorénavant, un propriétaire soumette au préalable tout projet de construction ou de démolition au ministère de la Culture « à des fins d’évaluation quant à leur potentialité archéologique », de sorte que le Centre national de recherche archéologique (CNRA) pourra, si nécessaire, prévoir une intervention d’archéologie préventive. Grâce à une telle procédure, les nombreuses initiatives citadines, tout comme le SSMN, pourraient enfin se défaire de leur rôle de pompiers, trop souvent acculés à intervenir quand il est déjà trop tard. Notons que, de 2010 à 2016, chaque fois que la Ville de Luxembourg a été saisie d’une demande pour la démolition d’un immeuble remarquable qui ne bénéficiait d’aucune protection, elle en a informé le SSMN qui, le cas échéant, a alors entamé une procédure de protection nationale. Selon les fonctionnaires du SSMN, cette pratique a bien fonctionné, de sorte que certains promoteurs ont pris le réflexe de s’informer aujourd’hui encore si un immeuble est susceptible d’être protégé ou non. Pourquoi alors ne pas inscrire une telle procédure dans la loi ? Le refuser risque de faire de la loi un tigre de papier : la plupart des immeubles historiques auront été démolis avant qu’elle ne sorte ses effets sous forme d’inventaire.
Dans sa question parlementaire 1997 du 11 avril 2016, le député Franz Fayot (LSAP) avait déjà demandé au ministre de la Culture, Xavier Bettel (DP), s’il ne fallait pas que « les communes envoient d’office toute demande de démolition de bâtisses construites il y a plus de 50 ans au ministère de la Culture afin de permettre à celui-ci de demander, le cas échéant, un classement en monument national ou sur l’inventaire supplémentaire ». Dans la réponse commune du ministre de la Culture et du ministre de l’Intérieur, Dan Kersch (LSAP), les deux ministres avouent que « dans une phase transitoire, jusqu’à l’achèvement des projets précités, et afin d’éviter la perte irréversible de notre patrimoine bâti national, l’Etat est en effet tributaire de la collaboration des communes et encouragera les communes, par le biais d’une circulaire ministérielle, d’informer le Service des sites et monuments nationaux des demandes d’autorisation portant sur des travaux de transformation ou de démolition d’un bâtiment digne d’être protégé. Dans le cadre des travaux de préparation du futur projet de loi relatif à la protection du patrimoine il y aura lieu d’analyser l’opportunité d’inclure une éventuelle obligation d’information et, le cas échéant, d’éventuels critères applicables ». Les deux ministres avaient donc bien conscience du problème qui se posait et qui se pose toujours.
Et pourtant, selon des informations en provenance de la commission parlementaire de la Culture, ce serait le ministère de l’Intérieur qui s’opposerait actuellement à retenir une telle solution du problème. Celui-ci avait déjà réussi à bloquer la réforme de la loi sur la protection du patrimoine entamée par la ministre Maggy Nagel (DP), en refusant la procédure qui vient d’être exposée en matière de servitude archéologique, sous prétexte qu’il ne fallait pas donner une nouvelle charge aux bourgmestres. L’accord de gouvernement de 2018 et le remplacement de Dan Kersch par Taina Bofferding (LSAP) a manifestement déblayé le terrain, car Sam Tanson a pu déposer le projet de loi dès 2019, y inclus l’article jadis contesté. On sait aussi que le Syvicol, le syndicat des communes, sous la présidence du maire de Clervaux, Emile Eicher (CSV), a délivré l’avis le plus négatif concernant le projet de loi 7473, sous prétexte que trop de protection du patrimoine empêcherait la création de logements. On commence alors à comprendre où le lobbying des promoteurs a connu le plus de succès. Que la démolition d’anciennes maisons constitue en général une destruction de logements et que leur classement comme monument historique entraîne une moins-value qui devrait donc permettre de les racheter par le pouvoir public pour y créer des logements sociaux n’effleure pas, à ce qu’il paraît, l’entendement de ces responsables politiques.
Omissions et mises à jour de l’inventaire
Le projet de loi comporte d’ailleurs une autre tare que la Commission des sites et monuments nationaux (Cosimo) a pointé du doigt dans son avis, mais que la commission parlementaire n’aurait pas éliminée. Rien n’est en effet prévu pour le cas où un immeuble digne d’être sauvegardé aurait été oublié à l’inventaire ou que des informations obtenues ultérieurement devraient faire changer d’avis les responsables du patrimoine. Encore récemment, le directeur du SSMN a avoué à la radio 100,7 que la Cosimo regarderait sans doute aujourd’hui d’un autre œil, comparé à 2011, le bâtiment Keeseminnen sur la friche Terre-rouge à Esch-sur-Alzette (voir forum n° 410). Or, comme l’inventaire obtiendra force contraignante par règlement grand-ducal au fur et à mesure qu’il sera achevé pour une commune, il faudrait passer par un règlement grand-ducal pour tout supplément.
Il est également difficile de s’imaginer comment l’inventaire du patrimoine mobilier pourra se faire d’ici à dix ans. Tous les jours, d’autres objets dignes de protection peuvent surgir : parements et ustensiles liturgiques des églises, voitures hors usage des pompiers, de la poste, de la gendarmerie, faïences de Villeroy & Boch ou d’Echternach, machines à écrire, premiers ordinateurs et ainsi de suite. Impossible d’en dresser un inventaire une fois pour toutes. Or, le projet de loi ne prévoit que pour le patrimoine archéologique une mise à jour régulière de son inventaire. Pour les autres types de patrimoine, une révision tous les cinq ans suffirait. Espérons que les députés comprendront que sans de tels amendements de la nouvelle loi, ils risqueront de s’exposer à la risée des démolisseurs invétérés.
- A revoir sur https://www.chd.lu/ArchivePlayer/video/3000/sequence/159363.html (dernière consultation : 13 novembre 2020).
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