Une Constitution entre lutte des classes et nationalisme

La Constitution actuellement en vigueur au Grand-Duché de Luxembourg date, dans ses principes, de 1868. Les révisions ponctuelles sont devenues de plus en plus fréquentes. C’est pourquoi une révision totale s’est imposée depuis les années 2000. forum a accompagné ce processus de nature fondamentale pour toute démocratie par de nombreux articles et dossiers. Malgré un travail parlementaire de plus de 15 ans, le texte voté en trois parties en première lecture à la Chambre des députés laisse à désirer. C’est notamment le cas du chapitre II intitulé « Des droits et libertés » contenu dans le document parlementaire n° 7755.

La lutte des classes dans la nouvelle Constitution

A la suite de l’excellent dossier de forum sur la propriété foncière, j’ai relu le chapitre II de la nouvelle Constitution luxembourgeoise que la Chambre des députés vient de voter en première lecture le 9 mars 2022. J’y ai trouvé deux articles qui se rapportent à la problématique du droit de propriété :

Art. 29. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et moyennant juste indemnité, dans les cas et de la manière déterminés par la loi.

Art. 31ter. L’Etat veille à ce que toute personne puisse vivre dignement et disposer d’un logement approprié.

Ces deux formulations assez proches l’une de l’autre dans le texte de la Constitution appartiennent cependant à deux sections différentes. L’article 29 fait partie de la section 3 intitulée « Des libertés publiques », qui énumère les droits inaliénables que tout citoyen a le droit d’invoquer devant les instances judiciaires s’il se sent lésé. Ce droit existe d’ailleurs déjà dans l’article 16 de la Constitution actuellement en vigueur. L’article 31ter, par contre, se trouve dans la section 4 intitulée « Des objectifs à valeur constitutionnelle ». Or, ces droits, selon une définition du Conseil d’Etat, « ne [sont] pas considéré[s] comme directement justiciable[s] […] ; s’ils constituent une obligation d’agir, [ils] ne créent cependant pas, en eux-mêmes, des droits entre les citoyens, ni au bénéfice de ceux-ci face à l’administration. Ils ne sont donc pas directement applicables et invocables par les citoyens devant le juge1 ».

En d’autres mots : la Constitution luxembourgeoise garantit à tout propriétaire son droit à la propriété, quitte à faire voter une loi permettant l’expropriation « pour cause d’utilité publique et moyennant juste indemnisation » (qui, depuis quelques années, ne doit plus être préalable). Par contre, le droit à un logement décent, certes nouvellement introduit dans le texte constitutionnel, ne constitue qu’un objectif dont le citoyen ne pourra pas réclamer la réalisation. Karl Marx y verrait certainement un bel exemple de ce qu’il appelait la lutte des classes imposée d’en haut. Les droits des propriétaires fonciers sont garantis par la Constitution, ceux qui n’ont pas de propriété, même pas un logement, n’ont pas de droit ; ils sont forcés d’espérer que l’Etat veillera à leur en procurer un. Et on sait comment l’Etat faillit à cette tâche depuis des décennies. Une fois de plus, il faut se rendre compte qu’un texte législatif n’est jamais neutre, apolitique. Il reflète toujours les rapports de pouvoir dominants dans la société.

Dans le contexte de l’actuelle crise du logement, on pourrait bien sûr se poser la question de savoir si l’expropriation en vue de la création de terrains à bâtir ne serait pas une cause d’utilité publique. Bernard Thomas a évoqué, il y a quelques mois, l’expropriation en 1961 de l’ensemble des champs du Kirchberg en vue de la création d’une cité européenne, mais qui servit finalement aussi à la construction d’immeubles commerciaux et de logements2. Cette procédure n’aurait-elle pas dû être appliquée aussi, par exemple, au ban de Gasperich, afin d’atteindre « l’objectif à valeur constitutionnelle » qui consiste à procurer un logement à tout habitant ? Hélas, même si la nouvelle Constitution avait déjà été en vigueur au moment de la mise en chantier du ban de Gasperich, il est fort à parier que ni les autorités municipales ni le gouvernement n’auraient eu recours à cette disposition. C’est à juste titre qu’Antoine Paccoud pointe du doigt les efforts réalisés par les gouvernements successifs afin d’acquérir du foncier pour des activités économiques, alors que la constitution de réserves foncières stratégiques pour l’habitat reste pratiquement nulle3.

La distinction établie par l’assemblée constituante entre droits des propriétaires et droits de ceux qui sont à la recherche d’un logement montre bien que le législateur ne représente guère la société civile dans son ensemble, mais appartient à un milieu social aisé, bourgeois, propriétaire de son logement. Je serais curieux de savoir combien de députés sont locataires de leur logement. On aurait pu s’attendre à ce que la nouvelle Constitution reprenne au moins la formulation inscrite depuis 1949 dans l’article 14 de la Constitution allemande :

(1) Das Eigentum und das Erbrecht werden gewährleistet. Inhalt und Schranken werden durch die Gesetze bestimmt.

(2) Eigentum verpflichtet. Sein Gebrauch soll zugleich dem Wohle der Allgemeinheit dienen.

Cette formulation est en tout cas bien plus proche de l’enseignement de l’Eglise catholique. Les papes Jean-Paul II et François, qu’on ne peut guère suspecter de marxisme, ont pu écrire : « La tradition chrétienne n’a jamais reconnu comme absolu ou intouchable le droit à la propriété privée, et elle a souligné la fonction sociale de toute forme de propriété privée. Saint Jean-Paul II a rappelé avec beaucoup de force cette doctrine en affirmant que “Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne”. Ce sont des paroles denses et fortes. Il a souligné qu’“un type de développement qui ne respecterait pas et n’encouragerait pas les droits humains, personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples, ne serait pas non plus digne de l’homme”. Avec une grande clarté, il a expliqué que “l’Eglise défend, certes, le droit à la propriété privée, mais elle enseigne avec non moins de clarté que sur toute propriété pèse toujours une hypothèque sociale, pour que les biens servent à la destination générale que Dieu leur a donnée”. Par conséquent, il a rappelé qu’“il n’est […] pas permis, parce que cela n’est pas conforme au dessein de Dieu, de gérer ce don d’une manière telle que tous ces bienfaits profitent seulement à quelques-uns”. Cela remet sérieusement en cause les habitudes injustes d’une partie de l’humanité.4 » Ces paroles pontificales n’ont pas empêché le Parti chrétien-social d’apporter son soutien à la distinction antisociale des articles 29 et 31ter de la nouvelle Constitution.

Le nationalisme de la nouvelle Constitution

Une des explications de la manière biaisée de définir les droits des citoyens par les députés pourrait se trouver dans une autre formulation discriminatoire du même chapitre II de la nouvelle Constitution. Il y est dit, en effet :

Art. 11. (1) Les Luxembourgeois sont égaux devant la loi.

Art. 11bis. Tout non-Luxembourgeois qui se trouve sur le territoire du Grand-Duché, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi.

Cette formulation, qui établit une discrimination claire et nette entre Luxembourgeois et non-Luxembourgeois et que l’avocat Frank Wies avait déjà fustigée dans nos colonnes5, contredit toutes les conventions européennes et universelles définissant les droits de l’Homme. Ces dernières affirment toutes que tous les êtres humains sont égaux devant la loi, indépendamment de leur sexe, de leur race, de leur conviction politique, religieuse ou philosophique, de leur langue, de leur origine et bien sûr de leur nationalité. Le rapport de la commission parlementaire cite même la Cour européenne des droits de l’Homme, qui définit « le principe de non-discrimination [selon] lequel il faut entendre “l’égalité de traitement entre toutes les personnes, sans discrimination fondée sur la race ou l’origine ethnique, le sexe, l’orientation sexuelle, la religion ou les convictions, le handicap et l’âge” (Directives anti-discrimination de l’Union européenne et Protocole 12 à la CEDH) ». Dans son avis, l’ASTI (soutenue par l’avis malheureusement introduit après les délais de la Commission consultative des droits de l’Homme) souligne que « [l]es auteurs de la proposition de loi ignorent délibérément le point 34 de l’avis6 de la Commission de Venise relatif au principe d’égalité : “34. L’interdiction de la discrimination figurant à l’article 16.2, comme toutes les autres dispositions du chapitre 2, s’applique aux étrangers comme aux citoyens. Il conviendrait dès lors de revoir l’article 16.1.1 afin qu’il proclame le principe d’égalité devant la loi en général et non comme un droit réservé aux Luxembourgeois, en conformité avec le droit international. Une précision pourrait être apportée en ce sens que la loi peut prévoir une différence de traitement entre Luxembourgeois et étrangers en matière de droit de vote et d’éligibilité.” Dans sa prise de position, le Gouvernement est également défavorable à une telle disposition. En effet, on devrait préférer une formulation telle que : “Toutes les personnes sont égales devant la loi…” (Article 26 du Pacte international sur les droits civils et politiques, pour lequel le Luxembourg est partisan). De plus, on s’aperçoit au terme d’une étude en droit comparé que la plupart des Constitutions européennes préfèrent des formulations plus inclusives telles que “toutes personnes/tous les citoyens sont égaux devant la loi”7 ». Sans doute par peur de perdre trois électeurs au profit d’un parti national-populiste et au risque de perdre toute crédibilité morale, la majorité des députés ont voté quand même une formulation restrictive de l’égalité devant la loi.

Pensant sans doute que la plupart des personnes à la recherche d’un logement sont des étrangers, sans droit de vote, les députés ont été conséquents, en distinguant droit à la propriété et non-droit à un logement. Ils ne se sont pas encore rendu compte que la pénurie de logements concerne de plus en plus aussi des Luxembourgeois.

Que faire ?

Faut-il donc rejeter la nouvelle Constitution malgré les avancées indéniables que constitue la reconnaissance de la dignité humaine comme étant inviolable (article 10), du droit à l’inviolabilité des communications (et non plus des seules lettres) et à la protection des données à caractère personnel (art. 23 et 24), la reformulation du serment des députés dorénavant prêté sur la Constitution et non plus à la personne du Grand-Duc (art. 55), etc. ? Faut-il la rejeter au risque de faire le jeu du parti nationaliste, qui ne cesse de propager des mensonges (le serment serait aboli, les droits de la famille seraient remis en question…) ? J’avoue mon désarroi. 

Zum Thema aus unserem Heftarchiv: forum 399 (Oktober 2019), Constitution. Online lesen oder jetzt bestellen.

  1. Cf. 4e avis complémentaire du Conseil d’Etat du 14 février 2006 relatif à la proposition de révision n° 3923B de l’article 11 de la Constitution (doc. parl. n° 3923B9), cité par Paul SCHMIT, « La refonte des libertés et droits constitutionnels – une avancée ? », dans forum+, 6 janvier 2022 : https://tinyurl.com/y2e3xsw3 (dernière consultation : 6 avril 2022).
  2. Bernard THOMAS, « Kirchberg année zero. La grande expropriation de 1961 comme traumatisme originel des propriétaires fonciers. Une documentation », dans d’Lëtzebuerger Land, 3 septembre 2021, p. 2 et suiv.
  3. Antoine PACCOUD, « Logement. Quelles sources à la crise ? », dans forum n° 424 (mars 2022), p. 32-35.
  4. https://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html, § 93 (dernière consultation : 6 avril 2022)
  5. Frank WIES, « La Constitution luxembourgeoise et les droits et libertés fondamentales de l’être humain », dans forum n° 286 (2009), p. 40-42.
  6. Le texte de l’avis de la Commission européenne pour la démocratie par le droit, du Conseil de l’Europe, plus connue sous le nom de Commission de Venise, se réfère à l’agencement des articles inclus dans la proposition de révision n° 6030.
  7. Avis de l’ASBL Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI) relatif à la proposition de révision de la Constitution du Grand-Duché du Luxembourg, documents parlementaires n° 7700, n° 7755 et n° 7777, adopté par le conseil d’administration de l’ASTI le 4 octobre 2021.

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