«Why should guy directors have all the fun ?»1 Le cinéma de Kathryn Bigelow
Alors que son nouveau film Detroit va bientôt sortir, un retour s’impose sur la carrière de la seule femme à avoir reçu l’Oscar du meilleur film et du meilleur réalisateur.
Née en 1951, Kathryn Bigelow est une des rares cinéastes travaillant dans le cinéma mainstream à avoir bénéficié d’une formation intellectuelle et artis-tique d’avant-garde, au San Francisco Art Institute d’abord, puis au Whitney Museum of American Arts avant d’obtenir un master en théorie et critique ciné-matographiques à l’université Columbia de New York où elle a eu comme professeurs le critique Andrew Sarris, Edward Saïd et Susan Sontag. Constatant que l’art moderne est élitiste dans la mesure où il exige du public des connaissances préalables, elle a choisi de faire du cinéma parce que celui-ci s’adresse à tout le monde.
Elle fait ensuite partie du très petit cercle de femmes réalisant des films dans des genres connotés comme « masculins » et elle est (ceci expliquant peut-être cela) à ce jour la seule femme à avoir remporté un Oscar de la meilleure réalisation et du meilleur film (pour The Hurt Locker en 2010). Mais si Kathryn Bigelow fait volontiers référence à son expérience passée d’artiste conceptuelle, elle est beaucoup plus réticente pour évoquer sa position en tant que femme cinéaste. Elle paraît même quelque peu agacée quand on lui parle de son regard sur des univers masculins ou de son rapport à la violence. Pourtant, le cinéma de Kathryn Bigelow se démarque précisément par ces deux thématiques qu’elle ne cesse d’ausculter de film en film tout en interrogeant les concepts de « masculinité » et de « féminité ».
Cela commence dès le tout premier plan de son premier long métrage The Loveless (1982). Le film débute par l’image d’une moto au petit jour. Des bottes s’approchent et la caméra monte le long du corps d’un motard vêtu de cuir noir et… en train de se donner un dernier coup de peigne. L’image connote à la fois hyper-virilité, agressivité, sensualité et attributs féminins. Bigelow l’emprunte (ainsi que d’autres dans The Loveless) au court métrage expérimental Scorpio Rising de Kenneth Anger (1964) qui mêle fétichisme, occultisme, nazisme et homoérotisme pour faire le portrait de quelques motards. The Loveless est cosigné par Monty Montgomery, mais il est en général analysé comme un film de Kathryn Bigelow. Cette approche paraît justifiée : Mont-gomery n’a pas réalisé d’autres films et The Loveless annonce thématiquement et formellement les œuvres suivantes de Bigelow. Ce premier plan peut donc être interprété très littéralement comme le regard de la réalisatrice sur le corps clairement sexualisé d’un homme. L’intention est d’ailleurs soulignée dans la séquence suivante quand Vance, le motard interprété par Willem Dafoe dans son premier rôle à l’écran, s’apprête à changer le pneu d’une voiture en panne au bord de la route. Il enlève son blouson de cuir (sous lequel il ne porte qu’un débardeur) tandis que la conductrice du véhicule l’observe dans le rétroviseur. Lui est conscient de ce regard féminin posé sur lui et il en joue. La scène est chargée de tension car à aucun moment le spectateur et la conductrice ne sont sûrs des intentions de Vance : va-t-il tenter de la séduire, la violer ou se contenter de réparer la panne? Elle-même ne semble pas trop savoir ce qu’elle préférerait.
Le regard et la caméra
Kathryn Bigelow a fait construire des caméras spéciales pour plusieurs films et ne cesse d’expérimenter dans ce domaine, passant des images encore assez statiques de The Loveless à celles sans cesse en mouvement dans The Hurt Locker (2009) pour lequel elle est revenue au 16mm afin de créer une texture proche du documentaire. Le cinéma hollywoodien tente d’habitude de nous faire oublier la caméra, et donc le fait que ce qu’il nous donne à voir n’est pas la réalité mais une image créée par le réalisateur et son chef-opérateur. Kathryn Bigelow attire au contraire sans cesse notre attention sur le caractère construit de cette image. Elle utilise la lumière dans un esprit plus proche de la peinture et de la tradition du clair-obscur que du réalisme hollywoodien, créant notamment des images nocturnes d’une étrange beauté dans Near Dark (1987). Dans une séquence, les rayons du soleil déchirant l’obscurité deviennent des armes mortelles qui anéantissent les vampires. Cet éclairage confinant à l’éblouissement se retrouve dans le commissariat de police de Blue Steel (1989), plongé dans une lumière bleutée irréaliste et des contrastes de lumière aveuglants. Le contre-jour est l’une de ses figures de style préférées. Zero Dark Thirty (2012) joue également sur l’opposition obscurité / lumière, les Américains tentant en vain de « voir » dans la masse des informations recueillies au fil des ans et le noir de la nuit au cours de laquelle ils doivent tuer Ben Laden. Le fait qu’à l’exception de The Hurt Locker et Detroit, tous deux photographiés par Barry Ackroyd, Bigelow n’a jamais travaillé deux fois avec le même directeur de la photo tout en gardant cette unité esthétique, semble indiquer qu’elle intervient pour une part non négligeable dans la définition de l’image.2
Dans Strange Days (1995), le regard devient un thème central, avec le personnage de Lenny qui vend des vidéos clandestines, issues de l’enregistrement des flux cérébraux d’une personne grâce à un casque appelé SQUID. Dans l’une de ces cassettes, un policier blanc abat à bout portant un rappeur noir, référence directe aux images filmées par un vidéaste amateur du passage à tabac de l’Afro-Américain Rodney King par des policiers en 1991. Dans un autre enregistrement, Lenny et le spectateur découvrent le viol d’une prostituée à travers les yeux et le cerveau du violeur qui force lui-même sa victime à porter un SQUID. Elle voit et ressent donc la même chose que lui, à savoir son propre viol ! Par cette assez vertigineuse mise en abyme (reflétée un peu plus tard dans un jeu élaboré de miroirs), Kathryn Bigelow pose des questions éthiques et philosophiques complexes et plus actuelles que jamais sur notre rapport à l’image et au regard.
Le point de vue subjectif, poussé à ses extrêmes limites dans Strange Days, est une figure de style qu’affectionne la cinéaste. On le retrouve dans le pré-générique de Blue Steel mais aussi dans The Weight of Water (2000) dont l’une des protagonistes est photographe. The Hurt Locker commence également par un plan subjectif… qui s’avère être celui d’un robot! Dans ce film, le contrôle du regard de-vient une affaire de vie et de mort. Pour les démineurs en Irak, il est en effet essentiel de savoir qui les regarde et avec quelles intentions. Le film a été tourné avec quatre caméras, ce qui permet à la réalisatrice de multiplier les points de vue sur l’action, désarçonnant le spectateur qui sait que parmi ces regards se trouve celui d’un sniper s’apprêtant à tirer ou d’un terroriste prêt à déclencher une bombe. Le film accumule également les plans à travers des viseurs de fusil, des jumelles et autres instruments de vue qui seront remplacées dans Zero Dark Thirty par des caméras de surveillance, des écrans de télévision, des images satellites et des jumelles de vision nocturne qui font des yeux de monstres aux soldats et restituent des images subjectives verdâtres.
« There’s too much testosterone here 3 »
Il est donc peu dire que Kathryn Bigelow insiste sur le regard qu’elle pose sur des univers souvent masculins4. Les motards de The Loveless, les surfeurs de Point Break, les sous-mariniers de K-19 (2002) ou les démineurs de The Hurt Locker constituent des communautés viriles où les femmes sont absentes ou reléguées à la marge. Quand elle choisit une femme comme personnage principal, dans Blue Steel et Zero Dark Thirty, celles-ci doivent se battre pour être entendues et prises au sérieux par leurs collègues masculins. Ce qui fait peut-être d’elles l’alter-ego de
Bigelow dans le monde largement masculin du cinéma d’action américain5.
Qu’elle l’admette ou non, en posant sur ces hommes son « female gaze », Kathryn Bigelow contribue à faire évoluer la masculinité (et la féminité) à l’écran. On a vu que dès The Loveless, elle injecte une forte dose d’homoérotisme dans la description des motards. Point Break raconte de façon à peine déguisée une histoire d’amour entre deux hommes (avec des regards intenses échangés entre les deux héros). Plus intéressant que cette thématique homosexuelle est toutefois la façon dont la réalisatrice brouille les frontières entre le masculin et le féminin. Ses femmes ont souvent une apparence androgyne (physique anguleux, vêtements masculins et cheveux courts) alors que dans Point Break Bodhi arbore une longue chevelure blonde et un corps svelte et Johnny Utah présente un visage poupon. Dans Blue Steel, l’un des collègues de Megan a beau s’appeler Mann, il s’avérera incapable de la protéger. Face à la passivité et une certaine flaccidité de Lenny dans Strange Days, son amie Mace est non seulement nettement moins émotive mais hérite de tous les attributs du héros de film d’action (elle se bat physiquement, protège Lenny et agit tandis qu’il sombre dans la dépression) ce qui ne l’empêche pas de porter à l’occasion une robe sexy. Dans la première séquence de Blue Steel, un mouvement de haut en bas (citant The Loveless) montre une main anonyme boutonnant une chemise d’homme, puis la caméra monte… vers un soutien-gorge. Bigelow met ainsi explicitement en scène le genre en tant que construction, ou performativité selon la terminologie de Judith Butler6.
Dans les films de Kathryn Bigelow, les hommes ont le droit d’avoir peur, de douter, de pleurer, et les femmes celui d’être intelligentes, responsables, équilibrées, rationnelles. Kathryn Bigelow elle-même joue volontiers de ce flou, s’habillant de noir et de cuir. Surtout, elle ne cesse d’étonner les journalistes qui n’arrivent pas à croire qu’une femme aussi belle puisse tourner des films aussi violents 7 ! Car la violence est bien le sujet principal de la cinéaste qui ne s’intéresse guère aux histoires d’amour. Et si elle regarde les hommes faire la guerre, elle aborde aussi le sujet plus épineux, car rarement traité, de la violence exercée par les femmes.
L’un des projets dont Kathryn Bigelow parle régulièrement dans les interviews mais qu’elle n’a jamais pu réaliser est ainsi un film sur la guerrière Jeanne d’Arc. Dans The Loveless, on attend tout naturellement que la violence surgisse des motards ou des hommes de la ville, chauffés à blanc par l’alcool et le striptease d’une serveuse. Elle sera de façon inattendue le fait d’une femme : la jeune Telena fait irruption au moment où son père, un magouilleur qui abuse sexuellement de sa fille, vient de s’attaquer à un des motards qui lui paraît trop efféminé.
Telena tue son père d’un coup de revolver avant de se tirer une balle dans la tête (comme l’avait déjà fait sa mère). Dans Blue Steel, Megan (également victime d’un père violent) répond à un collègue qui lui demande pourquoi elle est devenue flic : « I wanna shoot people ». Dans The Weight of Water, Bigelow s’intéresse à l’histoire d’une jeune immigrée qui, au 19e siècle, tue à la hache sa sœur et sa belle-sœur. Les autorités ne l’ont pas suspectée car, comme le remarque l’un des personnages, l’idée qu’une femme puisse exécuter ces meurtres sanglants dépassait leur imagination. Les femmes sont des vampires comme les autres dans Near Dark et tuent pour se nourrir (ce que n’arrivera pas à faire le protagoniste masculin), voire pour le plaisir.
Dans Zero Dark Thirty, la belle Maya a la réputation d’être « a killer ». Bien qu’elle éprouve de la révulsion devant la torture, elle l’appliquera, avec la différence qu’elle doit faire intervenir un soldat pour donner les coups. Et c’est aussi par personnes interposées qu’elle tuera Ben Laden.
Faux happy ends
Dans les films de Kathryn Bigelow, les rebelles – motards, vampires, surfeurs ou démineurs – fascinent autant qu’ils font peur. Ils représentent le danger, la violence et la mort mais aussi une forme de liberté. « Why be a servant to the law when you can be its master ? » veut savoir Bodhi dans Point Break. Et quand le jeune Caleb demande à la vampire Mae ce qu’ils vont faire, elle répond : « Anything we want. Until the end of time ».
La liberté donc, valeur américaine s’il en est mais qui s’est dissolue dans la civilisation et le « progrès », ce qui est l’un des grands thèmes du western auquel la cinéaste fait souvent référence. La reconquête de cette liberté est tentante mais elle est nécessairement pervertie. Les surfeurs tuent un policier, les vampires organisent un massacre aussi sanglant que gratuit. Johnny Utah choisit dans Point Break le camp des rebelles (les surfeurs) contre celui de la loi (le FBI) mais sans aller jusqu’à suivre Bodhi dans la mort. Dans Near Dark, Caleb décidera au contraire de retourner chez son père et de « dévampiriser » Mae (sans lui demander son avis !). Kathryn Bigelow inaugure à cette occasion un procédé qu’elle reprendra par la suite : le faux happy end. Near Dark se termine sur le baiser final des deux amoureux « guéris » du vampirisme. Mais Mae, au lieu de paraître heureuse, regarde au loin, annonçant 25 ans à l’avance le regard perdu de Maya à la fin de Zero Dark Thirty. Dans Blue Steel, Megan tue le serial killer qui la poursuivait mais se retrouve elle aussi, comme Maya, seule et anéantie à la dernière image. Le démineur William James rentre vivant aux Etats-Unis mais n’arrive pas à se réintégrer dans la normalité américaine et retourne désamorcer des mines en Irak. Les films de Kathryn Bigelow se terminent souvent sur ce sentiment de stupeur et d’inassouvissement, à l’opposé du cinéma populaire américain qui exige une fin claire et satisfaisante.
Ce qui explique très probablement le relatif échec de la plupart de ses films au box-office8 mais aussi la controverse qui les accompagne parfois. Zero Dark Thirty a ainsi été accusé de justifier la torture. Outre qu’il paraît hypocrite de vouloir prétendre que la torture ne donne jamais de résultats – la ques-tion n’est pas là, elle est morale, comme le souligne Obama dans une archive télé – Kathryn Bigelow s’est mal défendue en prétendant que les aveux des terroristes ne sont pas recueillis sous la torture, ce qui est n’est qu’en partie exact. Peut-être pour se conformer aux attentes du public (ou des producteurs), elle a par ailleurs transformé la quête de Maya en un assez douteux acte de revanche personnelle teintée de mission divine (« I believe I was spared so I could finish the job »). Mais il n’empêche que le film est tout sauf triomphaliste. Les soldats qui ont tué Ben Laden reviennent hagards et à la fin, Maya se retrouve seule et ne sait pas répondre à la question « Where do you want to go ? ».
Kathryn Bigelow a relevé le défi de réaliser des films d’action qui ne sont pas manichéens et posent des questions plutôt que d’asséner des certitudes. En mettant en scène les émeutes de Detroit en 1967 dans une production écrite, comme ses deux films précédents, par le journaliste Mark Boal, elle compte d’évidence continuer dans cette voie.
(1) Gerald Peary: «Kathryn Bigelow’s Disturbing Vision » in Toronto Globe Mail, 30.03.1990.
(2) De la même façon, elle ne cosigne plus ses scénarios, mais inves-tit énormément de temps dans la recherche et se considère clairement comme l’auteure de ses films.
(3) Point Break
(4) Ses collaborateurs sont aussi pour la plupart des hommes. Outre les scénaristes Eric Red, connu pour avoir écrit l’hyper-violent thriller The Hitcher, et le journaliste et reporter de guerre Mark Boal, elle a collaboré avec Oliver Stone (producteur de Blue Steel) et James Cameron (co-auteur du scénario de Strange Days) avec lequel elle aussi a été mariée deux ans.
(5) La réalisatrice réfute toutefois cette interprétation.
(6) Judith Butler. Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity. New York : Routledge, 1990.
(7) «You’re a beautiful woman. Why would you want to become a cop» demande de la même façon un homme à Megan dans Blue Steel.
(8) Son plus gros succès est Zero Dark Thirty (95 millions de dollars), suivi de Point Break (43 millions) et K-19 (35 millions de dollars de recettes alors qu’il en avait coûté près de 100!). The Hurt Locker n’a rapporté que 17 millions (boxofficemojo.com, recettes US uniquement).
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